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Le professeur Grangaud tire sa révérence

Hommage à un juste

«Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange, il vivait. Il mourut quand il n’eut plus son ange ; la chose simplement d’elle-même arriva, comme la nuit se fait lorsque le jour s’en va.» Victor Hugo Epitaphe de Jean Valjean Extrait de: Les misérables (1862)

Encore une fois l'Algérie perd un de ses enfants qui l'a servie fidèlement. Le professeur Jean-Paul Grangaud, un des pionniers de la santé publique de l'Algérie post- indépendance, est décédé à Alger à l'âge de 82 ans, Ce sacerdoce de plus de cinquante ans a été réalisé dans une discrétion exemplaire et dans une élégance qui ne pouvait que susciter l'admiration de ceux qui l'ont connu - et je suis du nombre- pour avoir inlassablement cru en son devoir de soulager la détresse humaine.
Qui est Jean-Paul Grangaud?
C'est tout simplement un citoyen algérien qui a donné du sens à l'algérianité. Issu d'une famille d'Européens d'Algérie, né à Alger en février 1932. Très rapidement il s'engagera pour la liberté de l'Algérie au moment où d'autres Européens étaient au mieux indifférents, au pire sympathisaient, avec l'OAS, voire lui prêtaient main forte. Il fera toute sa carrière dans le domaine médical. À l'âge de 24 ans, alors médecin interne à l'hôpital El Kettar à Alger, il s'engage au côté du Front de Libération nationale durant la guerre d'Algérie, et approvisionne les maquis en médicaments. L'idée, déclare t-il, «d'être au service de l'Algérie et de la choisir comme patrie m'est venue dès mon adhésion à la lutte pour la cause nationale, à l'âge de 24 ans, alors que j'étais médecin interne à l'hôpital d'El Kettar, et ce, après avoir tissé des liens avec les militants du Front de Libération nationale (FLN), entre 1961 et 1962, période où j'approvisionnais les moudjahidine de la Casbah en médicaments», avait-il confié.
Après l'indépendance, le système de santé était défaillant. Tout était à faire dans tous les domaines: administration, éducation et système de santé. Certes, à Alger plusieurs professeurs de renom ont accepté de continuer à exercer et formèrent les futurs cadres de l'Algérie indépendante. Nous leur sommes infiniment reconnaissants. Mais Alger ce n'était pas l'Algérie profonde, celle de la misère, l'exposition à toutes les maladies contagieuses. C'est là que pour moi l'intuition de génie de Jean- Paul Grangaud fut de prendre à bras-le- corps le problème de la vaccination pour les millions d'enfants exclus de la vaccination.
Pionnier du système de santé?
Cet autre combat, celui de l'amélioration de la santé des Algériens, fut qu'il sera membre de la Commission de la réforme sanitaire aux côtés du professeur Ben Adouda, avec lequel il a contribué à relancer le calendrier national de vaccination, avec l'appui de l'OMS, en vue de lutter contre les maladies infectieuses qui représentaient un réel danger pour les Algériens à l'époque. En 1994, au plus fort du terrorisme, il continuait à aller dans son service à Aïn Taya. Il est nommé conseiller au ministère de la Santé où il était membre de la Commission de la réforme de la santé, puis il est désigné directeur de la prévention en 2002. Il est lauréat du 1er prix Tidjani Haddam de l'Académie algérienne d'allergologie.
Très tôt, le professeur Jean-Paul Grangaud s'est désolidarisé de la position de ses parents qui ont préféré quitter l'Algérie. Il aura de ce fait à combattre à la fois sur deux fronts, d'abord la réticence, voire l'hostilité des Européens d'Algérie- sur le départ- qui devaient voir en lui un traître à la patrie... française et l'hostilité dans le même mouvement des Algériens - heureusement le petit nombre- qui voyait en lui un pied- noir exploiteur. On peut deviner «la tempête sous un crâne» dirait Victor Hugo, dilemme qui devait tarauder un jeune médecin qui devait choisir.
Le sens d'un combat
Pourtant, le Front de Libération nationale avait appelé plusieurs fois à la concorde pour que d'une façon oecuménique, les Algérien(e)s, qui, ont en commun l'amour du pays, conjuguent leurs efforts. Cette déclaration du FLN - une parmi tant d'autres- est significative: «L'Algérie est le patrimoine de tous (...). Si les patriotes algériens se refusent à être des hommes de seconde catégorie, s'ils se refusent à reconnaître en vous des supercitoyens, par contre, ils sont prêts à vous considérer comme d'authentiques Algériens. L'Algérie aux Algériens, à tous les Algériens, quelle que soit leur origine. Cette formule n'est pas une fiction. Elle traduit une réalité vivante, basée sur une vie commune.» Déclaration à Tunis du GPRA aux Européens d'Algérie le 17 février 1960. Cette déclaration laisse à penser que tout aurait pu être autrement, n'était-ce la spirale tragique des événements pré-indépendance. Nous sommes dans la période de mars à juillet 1962, l'indépendance de l'Algérie paraissait inéluctable. Un événement important eut lieu et contredit fondamentalement les prévisions des accords d'Evian. C'est l'avènement d'une machine à tuer, en l'occurrence l'OAS qui fit de son leitmotiv, la terre brûlée, un programme d'actions qui fit des dégâts importants que les autorités de transition ont eu tout le mal à contenir. Point d'orgue de cette fureur, l'OAS élargit considérablement le fossé entre le petit peuple européen et les Algériens, brûla la bibliothèque d'Alger. Il y eut des excès, des meurtres que chaque bord évalue à sa façon.
Que fut réellement l'exode des Européens avant et après l'indépendance? Depuis quarante-cinq ans, les rapatriés ont toujours soutenu l'idée qu'ils avaient été «obligés» de quitter l'Algérie au moment de l'indépendance en 1962, car, menacés physiquement par les «Arabes», ils n'auraient pas eu d'autre choix. Comme on le sait, la colonisation n'a pas détruit uniquement les fondements de la société algérienne, elle a, aussi contribué, par la création d'un apartheid, à creuser le fossé entre les Européens d'Algérie et les Algériens. Pourtant, il y eut 200 000 Européens qui avaient choisi en effet, de rester dans le pays.
Ces oubliés de l'histoire, Hélène Bracco les raconte, écoutons-là: «....J'ai mis Européens entre guillemets parce que cette frange de population se dit algérienne et quand je suis allée en Algérie, je me suis adressée à ces personnes en leur disant: «Vous êtes des Européens qui ont choisi de rester en 1962 et je voudrais connaître les raisons de votre choix.» Et ils m'ont dit qu'ils étaient Algériens, ils ne se reconnaissaient pas comme Européens. (...) (1)
«Arrivée là-bas, j'ai commencé à interroger des personnes qui s'étaient battues au côté du peuple algérien... J'ai pu interroger des médecins, des cadres techniques, des enseignants, mais aussi des employés, des ouvrières d'usine, des femmes au foyer, des religieux, toute sorte de gens qui m'ont donné de bonnes raisons d'être restés.
D'autres avaient fait le choix, assez curieux, de rester là parce qu'ils aimaient le climat, qu'ils y avaient leurs petites affaires. Ils étaient là, avec une mentalité coloniale, à peu près la même qu'avant l'indépendance de l'Algérie. Il était assez curieux d'entendre certains, des ultras qui avaient été au côté de l'OAS et qui étaient restés parce
qu'ils n'arrivaient pas à vendre leurs biens. (...)» (1)
Les Européens qui sont restés en Algérie
«Alger, janvier 2008. Pour trouver la maison où habite Cécile Serra, il vaut mieux ne pas se fier aux numéros désordonnés de la rue. En revanche, demandez à n'importe quel voisin: «Mme Serra? C'est facile, c'est la maison avec les orangers et la vieille voiture!» Cécile Serra reçoit chaque visiteur avec une hospitalité enjouée. À écouter les récits de cette délicieuse dame de 90 ans à l'esprit vif et plein d'humour, on aurait presque l'impression que la «révolution» de 1962 n'a guère changé le cours de son existence de modeste couturière du quartier du Golf, à Alger. «Et pourquoi voulez-vous que ça ait changé quelque chose? vous apostrophe-t-elle avec brusquerie. J'étais bien avec tout le monde. Les Algériens, si vous les respectez, ils vous respectent. Moi, j'ai jamais tutoyé mon marchand de légumes. Et aujourd'hui encore, je ne le tutoie pas.» (2)
L'auteure s'interroge: «Comment se fait-il qu'elle n'ait pas quitté l'Algérie en 1962? «Mais pourquoi serais-je partie? Ici, c'est notre pays. Tout est beau. Il y a le soleil, la mer, les gens. Pas une seconde je n'ai regretté d'être restée.» Et il ne nous est jamais rien arrivé. Sauf quand y a eu l'OAS. La vérité, c'est que c'est eux qui ont mis la pagaille! Mais ´´La valise ou le cercueil´´, c'est pas vrai. Ma belle-soeur, par exemple, elle est partie parce qu'elle avait peur. Mais je peux vous affirmer que personne ne l'a jamais menacée.» Jean-Bernard Vialin avait 12 ans en 1962. Originaire de Ouled Fayet, petite commune proche d'Alger, son père était technicien dans une entreprise de traitement de métaux et sa mère institutrice (...). «Mes parents appartenaient à ceux qu'on appelait les libéraux (...) On s'imagine mal aujourd'hui à quel point le racisme régnait en Algérie. À Ouled Fayet, tous les Européens habitaient les maisons en dur du centre-ville, et les ´´musulmans´´ pataugeaient dans des gourbis, en périphérie. (...) En janvier 1962, une image s'est gravée dans les yeux du jeune garçon. «C'était à El-Biar [un quartier des hauteurs d'Alger].
Esprit vif à 90 ans
Deux Français buvaient l'anisette à une terrasse de café. Un Algérien passe. L'un des deux se lève, sort un pistolet, abat le malheureux, et revient finir son verre avec son copain, tandis que l'homme se vide de son sang dans le caniveau. Après ça, que ces mecs aient eu peur de rester après l'indépendance, je veux bien le croire...» (2)
Lors de cette interview avec Helene Bracco, Jean-Paul et Marie France Grangaud -qui elle aussi fera beaucoup dans les associations d'aide à la jeunesse- «(...) La plupart des pieds-noirs de France semblent avoir complètement oublié que durant cette guerre, la direction du FLN a pris soin, à plusieurs reprises, de s'adresser à eux afin de les rassurer. «Moi je les lisais avec délectation», dit Jean-Paul Grangaud, professeur de pédiatrie à l'hôpital Mustapha d'Alger, puis conseiller du ministre de la Santé.» Marie-France Grangaud confirme: «Nous n'avons jamais ressenti le moindre esprit de revanche, alors que presque chaque famille avait été touchée. Au contraire, les Algériens nous témoignaient une véritable reconnaissance, comme s'ils nous disaient: «Merci de rester pour nous aider»! Le déchaînement de violence, fin 1961 - début 1962, venait essentiellement de l'OAS, rectifie André Bouhana. À cause de l'OAS, un fossé de haine a été creusé entre Arabes et Européens, qui n'aurait pas existé sinon.» (...) Quand l'OAS est venue, un grand nombre d'entre eux l'a plébiscitée. Pourtant, une grande majorité d'Algériens n'a pas manifesté d'esprit de vengeance, et leur étonnement était grand au moment du départ en masse des Européens.»(2)
«Mais, conclut l'auteure, si la raison véritable de cet exode massif n'était pas le risque encouru pour leur vie et leurs biens, qu'y a-t-il eu d'autre? Chez Jean-Bernard Vialin, la réponse fuse: «La grande majorité des pieds-noirs a quitté l'Algérie non parce qu'elle était directement menacée, mais parce qu'elle ne supportait pas la perspective de vivre à égalité avec les Algériens! Peut-être que l'idée d'être commandés par des Arabes faisait peur à ces pieds-noirs. Nous vivions de facto avec un sentiment de supériorité. Nous nous sentions plus civilisés. Et puis, surtout, nous n'avions aucun rapport normal avec les musulmans. Ils étaient là, autour de nous, mais en tant que simple décor. Ce sentiment de supériorité était une évidence. Au fond, c'est ça la colonisation. Moi-même, j'ai dû faire des efforts pour me débarrasser de ce regard...» (2)
Pour Hélène Bracco «la vraie raison du départ vers la France se trouve dans leur incapacité à effectuer une réversion mentale. Les Européens d'Algérie, quels qu'ils soient, même ceux situés au plus bas de l'échelle sociale, se sentaient supérieurs aux plus élevés des musulmans. Pour rester, il fallait être capable, du jour au lendemain, de partager toutes choses avec des gens qu'ils avaient l'habitude de commander ou de mépriser».
L'expérience de «CIARA»
Néanmoins, Pour Marie-France Grangaud: «Depuis quelques années, de nombreux pieds-noirs reviennent en Algérie sur les traces de leur passé. L'été dernier, l'un d'eux, que je connaissais, m'a dit en repartant: ´´Si j'avais su, je serais peut-être resté.´´» (2)
Un autre exemple d'empathie qui transcende les clivages. Georges Morin et sa mère continuent d'habiter le n° 17, avenue Pasteur. «Si la ruée sur les appartements vides a été importante, pour ceux qui sont restés, il n'y a eu aucun problème! Jamais aucune pression pour déguerpir!»(...) Georges Morin partit en France et devint chef de cabinet de l'université de Strasbourg, fut sollicité par son ancien condisciple en Algérie le professeur Abdelhak Brerhi - plus jeune professeur agrégé d'histologie de l'Algérie indépendante- pour l'aider à mettre en place un pont aérien pour l'enseignement des sciences médicales dans la jeune université de Constantine naissante.
C'est un exemple de réussite rendu possible par deux Algériens, deux coeurs...(3) (4)
D'autres facettes de cette personnalité éclectique ne nous étonnent pas, non content de s'occuper de la santé des Algériens et des Algérienn(e)s, il participe avec sa femme à la création de «start-up» en donnant les moyens aux jeunes de démarrer un métier dans la vie. Une étude réalisée pour le Ciddef par Marie-France Grangaud, septembre 2011 avait aussi pour but de réduire les inégalités entre homme et femme en favorisant l'accès des femmes à l'emploi ou à la création d'activités rémunératrices tel est l'objectif d'un projet coordonné par le Ciddef (Algérie) avec l'appui, notamment financier de l'Union européenne. Il militera aussi en participant au Programme d'appui au développement des PME en Algérie, promouvant et initiant des activités de recherche appliquée (CIARA)
Le croyant oecuménique
Interviewé par une revue de l'Eglise catholique, Jean-Paul Grangaud revient sur son parcours et sur ses choix. À l'instar de Pierre et Claudine Chaulet, ils eurent la même empathie pour la détresse des faibles au nom de la charité chrétienne. Il rencontre Marie-France, qui deviendra sa femme, dans le scoutisme protestant et ils auront cinq enfants.
À l'indépendance de l'Algérie, jeunes mariés, ils décident de rester alors que le reste de leurs familles quitte l'Algérie. Concernant ses rapports avec les musulmans il déclare: «Je n'ai pas eu de problème, on m'a toujours accepté comme chrétien. En pédiatrie, on se trouvait fréquemment confrontés à des questions essentielles en rapport avec la vie et la mort; par exemple, le cas de cette femme enceinte atteinte de cancer: l'avis général auquel je m'étais rangé était qu'il fallait qu'elle avorte, ce qu'elle ne voulait pas. Un des résidents, après une nuit de recherche, apporte la démonstration qu'il était possible qu'elle conserve son enfant, ce qui fut fait. Je pense qu'il a été plus conséquent que moi avec sa foi.» Que diriez-vous à un jeune médecin? «Il faut travailler, avoir des objectifs qui soient remplis, être content de ce que l'on fait. Les gens doivent lire davantage, prendre les expériences des uns et des autres.» «En résumé je peux dire que j'ai eu beaucoup de chance sur mon parcours.» (5)
Les mots suivants de Hamid Tahri résument une vie remplie, toute entière tournée vers les Autres, vers celles qui sont en détresse au nom d'une conception noble de la charité chrétienne: «À 82 ans, le professeur en médecine Jean-Paul Grangaud est parti le coeur léger, fier de son palmarès, de l'accomplissement de ses missions, presque sacrées, d'accompagner les plus faibles et surtout d'avoir contribué, avec d'autres, à la formation de centaines de médecins. Modeste comme jamais, Jean-Paul n'aimait pas qu'on lui tisse des lauriers, encore moins qu'on lui érige quelque statue.
Il n'aimait pas les mondanités, ni les feux de la rampe. (...) l'histoire retiendra, avec force, que Grangaud a pris une part active dans l'éradication de la tuberculose et autres maladies infectieuses qui affectaient une population encore marquée par les affres de la colonisation, surtout les enfants plus vulnérables et plus fragiles. Profondément humaniste, médecin attentionné, Jean-Paul a contribué à sauver des milliers d'enfants et a exercé, avec le même dévouement, pendant plus d'un demi-siècle, au sein des structures sanitaires, où son empreinte est désormais indélébile.» (6) Ces vers de Georges Brassens, poète qu'il affectionnait, lui sont dédiés:«(...) Et quand la mort lui fit signe de labourer son dernier champIl creusa lui-même sa tombe en faisant vite en se cachantPauvre Martin pauvre misère dors sous la Terre dors sous le temps» Que Dieu fasse miséricorde à ce digne fils de l'Algérie.

1. Hélène Bracco: L'autre face: «Européens» en Algérie indépendante Mille Bâbords 6 04 2012
2. Ni valise, ni cercueil. de Pierre Daum. Préface de Benjamin Stora. Ed. Média-Plus, 2012.
3. Sans valise ni cercueil, http://www.monde-diplomatique.fr/2008/05/DAUM/15870 mai 2008
4. Chems Eddine Chitour http://www.palestine-solidarite.org/analyses.Chems-Eddine_Chitour.150612.htm
5.https://eglise-catholique-algerie.org/temoins-2/4453-professeur-jean-paul-grangaud-pediatre-serviteur-de-l-algerie.html 22 janvier 2019
6.Hamid Tahri https://www.elwatan.com/edition/actualite/le-pr-jean-paul-grangaud-nous-quitte-a-lage-de-82-ans-06-08-2020

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