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VIES DES SAINTS MUSULMANS PAR ÉMILE DERMENGHEM (II)

La "folie", sel de la terre?

Des récits de vies des saints, quel enseignement en tirer? Les spécialistes nous disent: «Les traités de çoufisme et les recueils hagiographiques musulmans foisonnent d'anecdotes sur ces dévots solitaires, subtils, paradoxaux, initiés juges de la réalité qu'ils regardent de loin...»

Émile Dermenghem aurait pu intégrer dans son volume Vies des Saints Musulmans (*), un des awliyâ' les plus célèbres, le grand Hosayn ibn Mançoûr al Hallâj dont le martyre fut marquant (H. 309 / J.-C. 922). Mais il s'est abstenu au regard du «magnifique Hallâj de Louis Massignon», paru en1922, un ouvrage de cet autre immense arabisant bien connu des anciens érudits algériens de la génération du savant Mohammed Ben Cheneb et des générations suivantes d'intellectuels de la prestigieuse Médersa eth-Thaâlibiya et de l'Université d'Alger, d'avant 1962.

Un Amour violemment sublimé
Les spirituels que nous présente Émile Dermenghem sont sortis, les uns de l'«École» de Bagdad, les autres des rencontres fréquentes d'échanges entre Iraniens, Turco-mongols et immigrants Arabes dans les confins nord-est du Khorâsân. La transcription des noms étant conservée, ce sont: Ibrâhîm ibn Adham (m.161/777), Foudhayl ibn Iyyâdh (187/803), Bichr al Hâfî (227/841), Dzoû'l Noûn al Miçrî (245/859), Sarî Saqathî (256/870), Yahia ibn Mou'âdz al Râzî (258/872), Bayazîd Bisthâmî (261/875), Aboû'l Hasan al Noûrî (295/907), Soummoûm ibn Hamza al Khawwâç (303//915) et quelques autres dits «Fous de Dieu», des personnages au caractère très accentué. «Ce n'est sans doute point par hasard, écrit Émile Dermenghem, que la ´´folie´´, l'extravagance, l'humour, le non-conformisme ont un rôle si important dans la religion et le mysticisme. Il est entendu que beaucoup de saints sont magis admirandi quam initandi et que le commun des hommes, voire des dévots, ne saurait pousser aussi loin qu'eux le manque de sérieux et de tenue.» L'auteur ajoute: «Ce n'est pas par hasard, que l'abbé Bremond, humoriste à ses heures, aimait et comprenait si bien les mystiques. Aux humoristes, il avait trouvé un patron: saint Philippe de Néri, qui dansait dans les rues parce qu'il aimait mieux passer pour un fou que pour un saint. [...] Certains sont allés trop loin dans cette voie. [...] En Orient, les originaux ne manquent pas. [...] Le célèbre cheikh Aboû Yazîd al Bisthâmî (qu'Allah sanctifie son ´´secret´´), qui conseillait, pour atteindre la perfection, de se promener dans les souks en distribuant des noix aux gamins en échange de gifles, ne se faisait pas d'illusion: «Les plus éloignés de Dieu, disait-il, parmi les dévots, sont ceux qui parlent le plus de Lui...» Émile Dermenghem note encore à propos d'un chef d'«École»; «Aboû Çâlih Hamdoûn ibn Ahmad al Qaççâr, de Nisâboûr savait que la conscience du plus honnête homme est loin d'être translucide pour le regard de Dieu et que le transcendant amour est seul justificateur.» De même, «Aboû Otsman al Hayrî al Nisâboûrî professait: ´´L'homme n'est parfait que quand le don et le refus, l'humiliation et l'honneur, sont devenus pour son coeur choses égales... Il faut être orgueilleux avec les riches et humbles avec les pauvres... Un orgueil bien placé est une humilité.´´» Et faut-il rapporter cette juste observation, extraite des Actes des saints syriaques? C'est l'«histoire d'un jeune homme et d'une jeune fille qui appliquaient à la lettre le conseil: ´´Parfumez-vous quand vous jeûnez.´´ Chastes en fait, ils menaient en apparence la vie de danseurs débauchés. Outre la volonté d'être sans paraître, peut-être y avait-il chez eux, à l'origine, un amour sensuel violemment sublimé.»
Les textes d'Émile Dermenghem, très documentés, finement analysés et soigneusement traduits racontant la vie des saints, sont de longueurs inégales, entre 20 et 50 pages de son livre. Nous reproduisons le récit de quelques-unes des neuf «Vies des saints musulmans» en extraits assez suffisants pour ne pas nuire au sens profond objet de chaque «Vie».

Bichr le va-nu-pieds
«C'était par politesse que Bichr marchait pieds nus. La Terre est le tapis d'Allah, un tapis émaillé de fleurs et de lignes subtiles comme ceux d'Ispahan; un tapis semé de tous les prestiges à la fois illusoires et réels de la création; le tapis de la salle royale qui conduit au trône. Un homme bien élevé se déchausse avant d'entrer dans une maison, à plus forte raison dans le palais du souverain assis sur l'Arche au sein de laquelle tournent les mondes.
«Pose avec douceur le pied sur la terre, écrira plus tard un poète insistant surtout sur la solidarité cosmique, car cette terre était peut-être l'oeil vif d'un bel adolescent.»
Un soir que Bichr vagabondait complètement saoul, il trouva par terre, foulé déjà par maints pieds de passants, un morceau de papier sur lequel était écrit: Bismillah ar Rahmân ar Rahîm... Au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux... Ramassant ce papier, il l'enveloppa dans un bout d'étoffe avec un petit morceau de musk et déposa le tout avec respect dans la fente d'un vieux mur. La même nuit un pieux personnage de la bible eut un songe dans lequel il lui était ordonné d'aller dire à Bichr ces paroles: ´´Puisque tu as ramassé notre nom qui gisait à terre, que tu l'as nettoyé et parfumé, nous aussi, nous honorerons le tien dans ce monde et dans l'autre.´´
Or Bichr était un homme perdu de réputation, qui passait la moitié de son temps dans l'ivresse. Comme le songe revint par trois fois, le vénérable personnage, qui avait jusqu'alors hésité à le prendre au sérieux, partit à la recherche de Bichr, qu'il trouva naturellement au cabaret avec une bande de noceurs. Il ne lui eut pas plus tôt répété les paroles du songe que Bichr se leva et fit ses adieux à la compagnie, disant: ´´Mes amis, on nous appelle! nous y allons.´´ [Une autre version suit] Un jour que Bichr et ses compagnons de débauche buvaient et se réjouissaient bruyamment dans sa maison, un saint homme frappa à la porte. À la servante qui vint ouvrir, il demanda simplement: ´´Le maître de cette demeure est-il un homme libre ou un esclave? - Un homme libre, certes. - Tu as raison; s'il était un esclave, il observerait les règles de l'obéissance, il renoncerait aux jouissances interdites et aux frivolités.´´ Bichr, qui avait entendu ces paroles, sortit tête nue et pieds nus, courut après l'étranger: ´´C'est toi qui viens de parler? - Oui. - Répète ce que tu as dit´´. L'homme répéta sa phrase. Bichr tomba par terre et, la joue dans la poussière, se mit à répéter ´´ Abd, Abd, Abd; esclave, esclave, esclave...´´ Et il partit tête nue, pieds nus; ce qui lui valut le surnom d'al Hâfî.´´
Ce qui semble bien acquis, c'est que Bichr se trouvait pieds nus et ´´partit´´ ainsi sans prendre la peine de mettre des sandales, au moment où il éprouva cette commotion psychique (que les çoufis appellent waqt, instant, les zénistes chinois wou et les japonais satori, qui retourna comme un gant sa vision du monde. C'est la raison qu'il aurait donnée lui-même de son habitude. ´´Le jour où je suis entré dans cette voie, lui fait dire Al Attâr, après avoir fait un contrat avec Dieu, j'étais pieds nus. Maintenant je rougirais de mettre des chaussures. En outre, le Seigneur (qu'il soit exalté!) a dit: ´´Allah a créé pour vous la terre comme un tapis´´; si je marchais avec des chaussures sur le tapis du Seigneur, ce serait un manque de convenances.´´ Notons, outre cette délicatesse scrupuleuse qui est la nuance particulière de la spiritualité de Bichr, l'association entre l'idée de contrat et celle d'´´instant´´ privilégié.
C'est en effet que les ´´instants´´ par lesquels les mystiques prennent contact avec la Réalité sous-jacente au temps sont des échos d'un instant primordial, celui du Pacte par excellence où Dieu a demandé aux âmes dans les reins de l'Adam cosmique s'il n'était pas leur Seigneur; et elles ont répondu: oui. La musique est pour les derviches un souvenir de ce son enivrant à jamais. [...] À 76 ans Bichr tomba gravement malade. [...] Et c'est nu qu'il trépassa. Une foule innombrable suivit le corps du Va-nu-pieds jusqu'à sa tombe. [...] Les jours suivants plusieurs personnes le virent en songe. [...] Bichr répondait; ´´Le Seigneur m'a apostrophé en ces termes: Quand tu étais dans le bas-monde, tu ne mangeais ni ne buvais; maintenant mange et bois.´´ À un autre il disait: ´´Le Seigneur m'a pardonné. Et m'a donné la moitié du paradis´´. Et il précisait à un autre songeur: ´´Allah (qu'il soit exalté) m'a dit: Ô Bichr, si tu posais devant moi ton front sur des braises ardentes, tu ne t'acquitterais pas de l'amour que j'ai placé pour toi dans le coeur de mes serviteurs.´´
Ce flot d'amour était capable de traverser les siècles puisque nous émeut encore le souvenir de cet homme délicat.»
(À suivre la vie d'un autre personnage)

(*) Lire L'Expression du mercredi 8 juin 2016, p. 21
Vies des saints musulmans
Par Émile Dermenghem Éditions Baconnier, Alger, 1942, 319 pages.

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