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Taos amrouche

Seule face à elle-même

Dans un précédent article, j’avais annoncé la publication des Carnets intimes de Taos Amrouche.

Dans son oeuvre littéraire, l'écrivaine se livre à une quête de soi, quête obsessionnelle jusqu'à l'angoisse. Taos vit très mal une triple rupture: territoriale, linguistique, confessionnelle. Elle est certes, un produit de l'histoire - contexte colonial - mais elle refuse consciemment ou inconsciemment son statut de personnage écartelé.
Écrire un journal, livrer un récit de vie obéit à un besoin vital de mieux s'analyser, de mieux se connaître et tenter de vivre pleinement: véritable introspection pendant sept années de 1953 à 1960 à travers ses Carnets intimes, elle affirme en réalité une liberté, celle de se dévoiler et d'aborder des sujets intimes.
Cette expression de l'intime est révélatrice d'une nécessité vitale pour elle. Dans son oeuvre romanesque, elle se réalise grâce à l'écriture. Le journal sera un véritable exutoire. Comment se débarrasser de tout ce qui l'aliène? Il y a en elle un désir profond de revenir à la source, au temps premier avant l'Histoire.
À travers ce journal, on découvre un aspect de Taos Amrouche. Elle se vivait jusque-là par le regard de l'Autre, celui du colonisateur. Il fallait se défaire de ce complexe, s'assumer totalement sans attendre la caution de Jean Giono. Nous verrons combien sa quête d'absolu l'éloigne de la réalité.
Par son éducation dans une société patriarcale, par le choix de la modernité non assumée pleinement, elle vit une adolescence différée. Ce décalage est une faille préjudiciable à son équilibre et à un développement harmonieux. Elle évolue dans des comportements extrêmes, entre lucidité, instabilité et violence.
Une passion dévorante
Jean, son frère, n'arrivait pas à écrire comme Gide ou Claudel. Taos envie le sens créateur de Jean Giono et la qualité de son écriture.
Elle prend conscience enfin qu'elle doit exister par elle-même et non accepter d'être perçue dans le regard de l'Autre. Il fallait se défaire du modèle et vaincre un sentiment d'infériorité intériorisé. Sa relation avec le célèbre écrivain Jean Giono est passionnée, tumultueuse, source de tourments et de questionnements: espoir, désespoir, quête d'amour spirituel sublimé.
Sa passion est dévorante, exclusive jusqu'à la folie. Elle quête désespérément un amour fusionnel «être en lui et non au dehors». Elle accepte difficilement que Jean Giono ne lui accorde pas plus de temps. Elle se sent exclue de sa vie.
Les termes employés révèlent un manque et une terrible frustration: «Elle rêve tant d'absorber que d'être absorbée, disparaître en lui, me confondre avec tout ce qui le tisse» véritable cristallisation, idéalisation de la personne aimée, source de toute énergie car «tout se remettra à rayonner grâce à lui». Énorme besoin de tendresse, exaltation romantique: «Je voulais fortement le serrer dans mes bras ou être emportée dans les siens comme une enfant sous l'orage.» Le besoin de protection et de tendresse renvoie aux failles et carences de son enfance et de son adolescence. Elle se rend compte de son incapacité à gérer ses excès. Elle est d'une lucidité incroyable, son histoire «c'est l'histoire d'une affamée». Cette relation hors du commun ne lui procure pas le bonheur. Véritable mante religieuse, elle se détruit «Je sais que je souffrirai mais n'est-ce pas mon lot quoique je fasse». Elle accepte son destin et le subit comme une fatalité.
Dans son roman, «Rue des tambourins», sa grand-mère sans cesse clame qu'elle paye une faute. Une à une les racines qui les retenaient à leur sol se dessècheraient et ils finiraient en errants. C'était la rançon, on ne pouvait rien contre l'inéluctable.
Pauvre petit oiseau
Jean Giono est souvent dépassé par ces manifestations de passion. Il la connaît bien: «Tu dis que je suis faite pour le malheur, que j'aime la torture et le tourment, que je me plais dans le malheur. Alors il faut m'y laisser, tu vois bien qu'il n'y a rien à faire, que j'aime mon malheur.»
«Mais non, tu es mon pauvre petit oiseau malade, ma petite fille malheureuse. Non, tu n'es pas faite pour le malheur, je suis venu te soigner, mon oisillon, je veux te guérir et te donner le bonheur, t'apporter le bonheur, t'apprendre le bonheur.»
«Si tu pouvais me refaire et me remettre au monde, n'est-ce pas que tu ne me referais pas telle que je suis?»
«Ah! Certes je le referai de façon à ce que tu ne souffres pas.» Étrange paradoxe! Taos est exigeante, mais cette attitude révèle un profond malaise. «Toi, ton malheur vient de ce que tu brûles tout trop vite.» Le comportement de Jean Giono éclaire sur le caractère de ce personnage complexe et contradictoire. Il est sensible au mal-être de Taos, mais il tient à se protéger pour pouvoir écrire calmement et librement; il lui rappelle sans cesse son âge, il a vingt ans de plus qu'elle. Taos est un personnage difficile à cerner. Jean Giono tente chaque fois d'atténuer cette violence. Il se veut paternel et s'adresse à elle comme à une enfant malade qu'il faut rassurer et l'empêcher de transformer sans cesse sa vie en tragédie.
Jean Giono, Taos, deux voix qui se croisent
Le regard de Jean Giono sur Taos est d'une grande lucidité. Il a conscience que c'est un personnage hors du commun. Il la traite affectueusement «de sauvage». «Sauvage que tu es, c'est au contraire extraordinairement civilisée.» «Justement tu réussis ce paradoxe d'être à la fois sauvage et extraordinairement civilisée». Mais Jean Giono, malgré tous ses efforts n'arrive pas à combler ce vide, cette solitude qu'elle porte en elle. Tout de même il tente de lui apporter le réconfort qu'elle recherche désespérément: « Si je ne te faisais pas contrepoids tu serais fichue.» En fait, il est effrayé «par cette capacité de douleur». Il ne comprend pas «cette propension à créer la douleur et se rendre malheureuse».
Entre amour et haine
Taos, de son côté, prend de grandes résolutions pour changer. Dès le début des Carnets intimes, elle décide, lors d'un séjour à Gréoux, le 12 août 1953 «de s'aguerrir, de cesser de vivre suspendue et de souffrir à cause de mille bêtises». «Dès la petite fille d'autrefois j'en voulais à ceux qui provoquaient chez moi des flambées continues, qui ajoutaient des bûches pour entretenir le brasero en moi.» «J'ai peur de la force noire qui se dégage de moi, malgré moi.»
La relation avec Giono suit les fluctuations de son caractère. Elle évolue entre amour et haine, toujours dans l'excès. «Je m'exécrais et me maîtrisais et lui, j'aurais voulu d'un coup le piétiner avec son expérience, son génie et sa gloire... Je ne rêvais que d'éventrer d'un coup de corne.» Que signifie une telle violence? «Il est constamment en train de se défendre contre mon ardeur.» Elle perçoit ces attitudes de défense comme une humiliation: «Je veux devenir comme du marbre, me mutiler.» Elle l'accable de tous les maux: despote, indifférent, cruel, poltron, odieusement avare et fermé. On a l'image d'un couple qui se neutralise mutuellement, relation basée sur la peur et l'incompréhension de l'Autre. Taos tente une explication: «Vous voyez la civilisation... la voilà, elle est là, c'est ça, c'est ce qui a été pratiqué sur moi. Sans cette culture, cette religion, si j'avais été comme les filles incultes de ma race, je ne serais pas comme ça torturée.» Le problème posé, celui du déracinement, de l'exil est la cause de tous ses maux.
Taos porte en elle l'empreinte d'un vécu difficile. Elle est le produit d'une histoire de domination. Comme son frère Jean qui s'est reconstruit grâce à la poésie; à son tour le chant profond, celui du ressourcement, lui apportera sérénité. Elle se retrouve ainsi, totalement à part entière: elle est la fille de Fadhma Ath Mansour, elle peut se revendiquer de ses ancêtres. La généalogie rétablie la fera revivre et ainsi, elle s'ancre dans une terre, une société et une histoire. Ce sentiment d'appartenance lui permettra de s'accomplir pleinement.
P.S: Le moment le plus important de sa vie, c'est lorsque Marie Corail, pseudonyme de Taos dans «Rue des tambourins», apprend grâce à une enseignante, Mme Gasquin, qu'elle a une place dans l'Histoire: «J'appris par Mme Gasquin que notre pays perdu avait un nom et que j'appartenais à une race fabuleuse dont l'origine était mal connue. Je me sentis fière de descendre des Atlantes ou de l'antique Égypte. Je me penchais avidement sur mon Atlas pour y contempler les montagnes et les déserts où s'était réfugiée, au cours des âges, notre race rebelle. Je compris mieux la sauvagerie de Yemma et j'éprouvai un sentiment d'étrange sécurité, à savoir que, nous aussi, nous avions notre place dans l'Histoire. Les mots kabyles et berbère qui, jusque-là n'avaient pas de sens pour moi, se chargeaient d'une signification presque magique.»

 

 

Joher Amhis Ouksel
Professeur de lettres françaises, inspectrice d'enseignement pédagogique et essayiste

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