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Wadi Bouzar, professeur de sociologie, à L’Expression

«La justice doit s’exercer sans passion»

Le professeur Wadi Bouzar perce le mystère du pouvoir algérien de l’intérieur, son fonctionnement, sa mécanique fondée sur l’allégeance et la cooptation. Il parle de la contre-révolution qui est aux aguets, de la justice et la corruption qui a pris une ampleur gravissime. Il propose une démarche dont l’Etat de droit et le primat de la justice constitueront le socle d’un Etat moderne, démocratique et social.

L’Expression : En votre qualité de professeur de sociologie, quelles sont les priorités qui doivent être mises en branle pour façonner un nouvel Etat et des institutions répondant aux critères du monde moderne ?
Walid Bouzar : J’essaie de comprendre en tant que citoyen parmi les autres. La priorité est de créer un Etat de droit, tâche difficile, longue et délicate, parcours semé d’obstacles en raison des habitudes prises depuis longtemps par des groupes et des individus pour lesquels le pays est un butin, une rente ou un tremplin, qui ne se soucient que d’eux-mêmes, de leur petite personne, de leur petit monde, de leur petit clan. A la fois petits boutiquiers et gros accaparateurs ou prédateurs, l’intérêt personnel, l’argent facile seuls les motivent.
Les médias, la presse, la télévision doivent jouer un rôle essentiel dans la transmission, la connaissance, le respect des lois, des règles de la République sous diverses formes, « sérieuses » ou avec peut-être plus de portée, « plaisantes » (caricatures, dessins animés, spots publicitaires..). Le citoyen doit avoir le droit de réclamer, de se plaindre, de porter plainte sans difficulté. L’Etat de droit se joue d’abord dans ces « détails », dans la vie quotidienne. Que penser de la tenue de registres de réclamation dans les administrations ou les entreprises où le citoyen puisse, certes sans abus, se plaindre et exposer son bon droit ?

La justice est-elle la première étape pour asseoir les jalons d’un nouveau système où la démocratie constituerait l’alpha et l’oméga ?
Pourquoi au sujet de tant d’affaires dont personne n’ignore l’existence, les suites ne sont pas toujours connues et in fine plus ou moins étouffées ? Pourquoi la population n’est-elle pas informée des suites réelles de ces affaires, qu’il s’agisse par exemple de la tentative de création d’un véritable trust ou de l’assassinat d’un chef d’Etat ? Le peuple n’a pas le besoin et le droit d’être informé ? Ça ne le regarde pas ? De quels recours réels pour se défendre en justice disposent les gens pauvres ou modestes ?
Il y a à peine quelques années, la presse a rapporté qu’une jeune-fille avait, avec son amant, fait croire à son père qu’elle avait été enlevée et qu’il devait payer une rançon… Les exemples de corruption du corps social sont assez nombreux. Disons les choses en face : une partie de la société a accepté ce qui se passait dans les milieux du pouvoir parce qu’elle était elle-même corrompue. Une partie de la population a été complice de la création et du maintien du système aujourd’hui contesté.
Pourquoi un magistrat instruisant l’affaire d’un ministre proche du chef de l’Etat est-il muté à l’autre bout du pays ? N’importe quelle personnalité politique doit pouvoir être jugée, y compris même le chef de l’Etat. Emprisonné quelque 14 ans, Ahmed Ben Bella ne sera jamais jugé. En juin 1965, à un ambassadeur (l’ambassadeur de France) lui demandant où se trouve Ben Bella, Boumediene répond : « Sous mes pieds !».
Ben Bella ne sera libéré qu’en 1981 alors que Chadli Benjedid est président. La justice ne saurait être expéditive. Elle doit s’exercer sans passion, avec le plus d’objectivité et de rigueur possibles, dans la sérénité. Et s’il y a arrestations, l’opinion publique doit être informée, au moins dans un délai raisonnable, de leurs motifs. Un peuple n’est pas un gadget.
Qui dit Etat de droit dit primat de la justice, séparation des pouvoirs et indépendance du pouvoir judiciaire. Le philosophe anglais John Locke (1632-1704) énonce, dans son « Second Traité du gouvernement civil » (1690), le principe de la séparation des pouvoirs, repris plus tard par Montesquieu (1689-1755) dans « L’esprit des lois » (1798). Les trois pouvoirs coopèrent entre eux et se contrôlent mutuellement. Nommés par les deux autres pouvoirs, législatif et exécutif, les juges n’ont pas de comptes à rendre aux élus. Dans un Etat de droit, il est très difficile de les destituer. Leur indépendance est totale. Ils peuvent juger quiconque, l’Etat ou les gouvernants. Leur indépendance est d’autant plus grande qu’ils ne sont pas les auteurs des textes de loi, hormis la jurisprudence. Montesquieu déclare dans « L’esprit des lois » : « Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».
L’appareil judiciaire doit être lui aussi épuré. C’est un domaine où des jeunes recrues peuvent améliorer les choses. L’appareil judiciaire doit constituer la base fondamentale de l’Etat de droit. La liberté de la presse, en particulier de la presse écrite, des médias de façon plus générale, doit être garantie dans un Etat de droit. Etant entendu que la loi peut éventuellement sanctionner, par exemple, la diffamation ou d’autres excès.

Peut-on commencer la chasse aux hommes d’affaires corrompus avant d’entamer la refonte de l’Etat et la mise en place des institutions nouvelles et crédibles ?
Les avis divergent. Pensons notamment à ces familles installées depuis 1850 puis au cours du XXe siècle à Oujda, à peu près inconnues au moment de l’indépendance qui, au grand jamais, n’imaginaient qu’elles connaîtraient une telle promotion sociale, économique, une telle aisance financière, une telle « notoriété » et ceci, à l’origine, parce qu’elles ont eu tel ou tel membre de leur famille qui a plus ou moins participé à la lutte anticoloniale, ce dont tous les membres de la tribu ou beaucoup d’entre eux en ont par la suite profité.
Ces familles se sont voulu une nouvelle aristocratie à laquelle tout serait permis. Certains de leurs membres ont fait beaucoup de mal depuis l’indépendance, usant de la menace, s’accaparant des biens de particuliers de façon indue, humiliant les citoyens les plus vulnérables, contraignant à l’exil interne ou externe des gens dont l’honnêteté et la compétence étaient certaines, ce qui a représenté une grande perte pour l’Algérie indépendante. Quelques-uns se sont fait détester à un point rare par la population, à peu près dans tout le pays, à l’Est comme à l’Ouest.
Comment ne voudraient-ils pas la prolongation de ce système qu’ils ont créé ou contribué à créer et qui leur a tant apporté ? Laissés en place, ces gens, par différents moyens, de manière plus dissimulée, peuvent continuer à nuire. Refonte de l’Etat et mise en place d’institutions nouvelles et crédibles ne font pas partie de leurs projets et ils ont leurs alliés, leurs complices toujours en fonction. De plus, existent des risques de fuite du territoire. Donc, cette chasse qui a commencé devrait selon les uns se poursuivre, sans attendre, car il s’agit de corruption et d’abus de pouvoir. Au sein du mouvement populaire, d’autres doutent de l’opportunité, de la finalité et de l’orthodoxie de ces arrestations dans la situation actuelle et se demandent s’il ne s’agit pas, plutôt que d’une opération
« mains propres », de règlements de comptes entre clans. Le général chef d’état-major de l’armée, a déclaré avoir demandé à la justice d’« accélérer la cadence des poursuites judiciaires concernant les affaires de corruption et de dilapidation des deniers publics ». Il dit garantir toute liberté à la justice. Une sorte de solution « intermédiaire » ne serait-elle pas d’assigner à résidence les personnes concernées, même nombreuses, en attendant l’avènement des institutions nouvelles si toutefois celles-ci ne se font pas trop attendre ?

Que pensez-vous de ceux qui considèrent que la solution à la crise politique réside dans le maintien du processus en cours de la Constitution ?
Autre problème délicat. Là encore, les points de vue s’opposent. Peut-on exister longtemps sans Constitution ? Sûrement pas. Ce serait naviguer dans le vide. Aucun Etat-nation ne peut s’en dispenser. La Constitution algérienne a été remaniée, bafouée aux fins que l’on sait. Pour l’armée, cette Constitution est toujours en cours et on peut s’y référer. Tel n’est pas l’avis de la majorité de la société civile. En tout état de cause, les choses doivent être légales.
Que faire ? Faut-il se servir de la Constitution existante durant quelques semaines de transition en dépit de ses articles litigieux ? Doit-on rédiger à la hâte une nouvelle Constitution ? Est-il possible de créer une Charte brève, minima, des droits des citoyens, une Charte des droits fondamentaux, en attendant une nouvelle Constitution qui reprendrait une partie, voire la totalité de cette charte : droit de manifester pacifiquement, droit d’exprimer librement ses opinions, etc... ?
Il y a bien longtemps, il était une fois, dans le premier cycle de l’enseignement secondaire, un professeur d’Histoire, un « Français de France » comme on disait à l’époque, qui avouait son admiration pour la démocratie anglaise, la plus ancienne d’Europe. « Pourquoi cette admiration, Monsieur? » lui demanda poliment un jour un élève. « Parce que les Anglais n’ont jamais eu besoin de remanier leur Constitution », répondit-il...

Un bon nombre d’observateurs et d’experts politiques trouvent qu’une transition démocratique est nécessaire pour permettre au pays de se doter d’institutions légitimes et crédibles. Quelle est votre appréhension par rapport à cette démarche ?
La situation est très dangereuse à mesure que dure le provisoire. Il urge que la population s’organise encore davantage. Une transition démocratique est indispensable : on ne peut pas agir dans la précipitation et risquer de commettre de nouvelles erreurs, se tromper de nouveau sur le choix des responsables, des élus, des textes de lois, de la politique économique…
Quant à des élections début juillet prochain, la population les refuse. Ne serait-ce que sur le plan matériel, elles paraissent impossibles : ne faut-il pas bien plus de temps pour organiser des élections même si des candidats dont on ignore la plupart des noms sont déjà prêts à se manifester ? Quelques personnalités ont proposé un dialogue. Sans doute serait-ce préférable de le tenter. Le problème, c’est de savoir comment organiser cette transition.
De petites unités, des sortes de cellules dans les villages, dans les quartiers de ville ne peuvent-elles pas facilement tenir des permanences, communiquer entre elles et se réunir comme c’est le cas des vendredis actuels ? En tout état de cause, le maître-mot ne reste-t-il pas l’organisation ? Peut-il y avoir un gouvernement collégial réduit en nombre, de transition, provisoire, pour quelques mois ?
Peut-on trouver un ou deux « sages », représentatifs, de chaque région, créer un Conseil des sages ? Quelle que soit l’option choisie, on est dans le risque. Donc, autant opter pour la transition.

Pensez-vous que les risques d’une contre-révolution soient présents dans le but de saper l’élan populaire qui exige le changement du système et tous ses symboles ?
La « contre-révolution » est en embuscade. Ses partisans préféreraient une dictature à un Etat de droit. Si le processus de changement aboutissait, ils auraient beaucoup plus de mal à dissimuler et à préserver leurs intérêts, leurs ruses, leurs fraudes, leurs rapines. Ils seraient eux-mêmes surveillés, contrôlés, jugés, sanctionnés.
Ils seraient perdants. Pour eux particulièrement, le nerf de la guerre demeure l’argent facile. Ils adorent les héritages, surtout des patrimoines que d’autres ont acquis à la sueur de leur front. Ils se sont révélés incultes, plus aptes aux plaisirs des sens qu’à ceux de l’esprit, matérialistes, égoïstes, narcissiques, arrogants, adeptes de surenchères identitaires et « nationalistes » peu sincères. Du reste, bien souvent, ils n’inspirent que mépris aux élites intellectuelles et culturelles étrangères du fait de leur absence de culture, de leur manque d’éducation et de leur enrichissement trop rapide. Comment ne voudraient-ils pas la prolongation d’un système aussi miraculeux pour eux ? Pour autant, il ne s’agit pas de rêver d’une « révolution » totale. L’Histoire montre que les révolutions ne sont pas faites pour durer, mais pour qu’un peuple en souffrance et en colère obtienne en sa faveur un certain nombre de changements dans un délai assez bref. Dans le passé, les esprits ont été saturés par le vocable de « révolution » alors même qu’à partir notamment des années 1970 commençait à se développer une nomenklatura, se multiplier le nombre de milliardaires, se répandre les passe-droits dans de tels milieux. Dans les années 1970, tel qui deviendra un des hommes les plus riches du pays se lie avec un ministre des Affaires étrangères alors puissant et lance sa première entreprise dans une Algérie « socialiste » et à l’économie planifiée… Une révolution ne doit pas engendrer de désordre et d’anarchie et en conséquence, constituer un appel d’air pour une dictature. Les revendications des groupes et des individus sont infinies. Telle amélioration, tel changement étant obtenus, on veut plus et mieux et tout de suite. Si une révolution a lieu, elle doit permettre d’obtenir un certain nombre de changements dans un délai de temps limité et non pas de satisfaire la demande utopique de toutes les revendications et de tous les désirs. Ceci dit, il existe toujours et partout des éléments de la population qui s’opposent à des réformes et à des changements indispensables. A ce jour en tout cas, la mobilisation de la population ne faiblit pas. Il y a des acquis probablement irréversibles à moins qu’une nouvelle fois, leur concrétisation soit empêchée par la force. On ne peut imaginer qu’un pays soit gouverné et géré à vie de manière dictatoriale. Toutes les dictatures finissent par s’effondrer. Rappelons-nous par exemple les longues dictatures de l’Espagne franquiste ou du Portugal avant sa « révolution des œillets ». Mais la montée actuelle un peu partout dans le monde de régimes populistes est dans l’air du temps... Il y a danger. La conjoncture internationale est favorable à l’instauration de régimes forts ou dits tels, y compris en Algérie, autrement dit au maintien ou au retour de ce que le pays a déjà plus ou moins connu depuis l’indépendance, voire de pire façon. Chacun sait que la situation est très délicate. Tout peut déraper très facilement. Un conflit entre l’armée et la société civile, pire des éventualités, doit être à tout prix évité. Dans les semaines et les mois qui vont suivre, la population va être à rude épreuve : il va lui falloir de nouveau rester tenace, garder son sang-froid, ne pas céder à la violence. Elle a au moins deux atouts : elle est le peuple, donc elle détient le nombre, c’est avant tout elle l’Algérie ; elle a en réserve une arme dont éventuellement, elle peut user pacifiquement, celle dont Gandhi a démontré l’efficacité dans les Indes encore colonisées : la grève. Que fera la « grande muette » dans un avenir proche ou plus lointain ? On ne saurait contester qu’elle constitue l’acteur le mieux organisé du pays. Le peuple algérien, excédé par ce qu’a été le « système », en colère et d’une colère « froide », doit continuer à se montrer pacifique, raisonnable, tenace et en même temps rester très ferme. Il doit signifier qu’il y a des points, des acquis sur lesquels il ne reviendra pas, ne transigera pas, ne cédera pas. Il doit choisir des représentants et éventuellement, dialoguer, évitant au pays une nouvelle tragédie. Une prise de conscience des enjeux fondamentaux en cours par les parties les plus saines de la population s’est opérée. Sans doute est-ce le plus patient et le plus tenace des acteurs en scène, tenants du système ou citoyens de l’opposition, qui remportera la victoire finale. Ce peuple réputé difficile, qualifié ainsi et par lui-même et par l’opinion internationale, parfois trop passionné, est nanti de défauts comme tous les autres peuples. Mais quand il le veut ou le peut, il est capable d’actes étonnants. Pour redevenir plus encore ce qu’il est réellement, il lui faut continuer à se défaire des branches pourries de son arbre de vie. 

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