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Ahmed Rouadjia, professeur en sociologie politique, à L’Expression

«La société algérienne n’est pas inerte»

Ahmed Rouadjia, professeur des universités à M'sila et directeur du Laboratoire d'études historiques, sociologiques et des changements sociaux et économiques. Il brosse le tableau de la situation politique, sociale et économique du pays à l'aune de la crise sanitaire majeure et le grand débat en cours qui a trait à la mouture de l'avant-projet de la révision constitutionnelle. Il explique les enjeux, il approche les problématiques sociologiques qui traversent les profondeurs de la société et ses contradictions.

L'Expression: Comment évaluer la situation du pays dans son ensemble au vu de la crise sanitaire majeure et ses retombées?
Ahmed Rouadjia: Bien malin qui prétendrait répondre à cette question. Nul ne saurait, en effet, évaluer avec exactitude les conséquences à venir de cette pandémie qui affecte, sans distinction, toutes les nations, y compris bien entendu, les plus «civilisées» d'entre elles. Tout ce que l'on pourrait prédire, pour le cas algérien, est que les retombées de cette pandémie sur l'économie et la société ne seront pas pénibles en raison tant du ralentissement des activités économiques et commerciales que de la chute des prix du pétrole duquel dépend pour 95% la nourriture de la nation...

On parle déjà de l'après-coronavirus. Quelles sont les transformations sociologiques que le monde va subir en général et l'Algérie en particulier?
On peut discourir sur le sujet, et dire que l'on est déjà dans l'après-Covid-19, mais la réalité est bien plus complexe et plus incertaine qu'on ne le pense. Personne ne peut prédire la fin de ce fléau pour lequel aucun antidote n'a été, à ma connaissance, trouvé. Ce fléau, sans précédent dans l'histoire humaine, n'a aucun lien avec «la sociologie» des nations dont chacune conserve, quoi qu'il advienne, ses traits culturels invariants. Ce qui va changer, c'est la représentation du monde face aux maladies et à la mort...Pour ce qui concerne l'Algérie, cette menace inquiète la population et la plonge déjà dans les incertitudes des lendemains qui déchantent...

La société est en pleine mutation sociale, économique et politique. Quelle analyse faites-vous du processus de changement en cours?
La société algérienne n'a jamais cessé de bouger, de changer et d'évoluer. Ses mutations sociales, économiques et politiques ne datent pas d'aujourd'hui. Ce qui est nouveau en revanche, c'est l'effervescence politique provoquée par le Hirak, et qui a été lui-même enfanté par les dissensions internes au régime, dissensions qui ont abouti aux purges opérées en son sein...
L'analyse que j'en fait est que le régime issu des élections du 12 décembre 2019 reste rétif à tout changement dans l'ordre établi et préfère la rigidité quant à la gestion des affaires de la nation à la souplesse et à l'ouverture sur la société civile dont il n'a de cesse d'atomiser et de fragmenter en autant de chapelles idéologiques...
Une mouture de l'avant-projet de la révision de la Constitution est soumise aux débat et enrichissement. Quelle lecture faites-vous de cette mouture du point de vue de la sociologie politique?
Je n'ai pas lu cette mouture, et une mouture qui n'est pas soumise au plébiscite du peuple restera toujours boiteuse et sans aucun intérêt. Pour que cette mouture dont j'ignore la teneur se transforme ou devienne une vraie Constitution au sens juridique et démocratique du mot, il faut qu'elle reçoive l'assentiment de la majorité et que celle-ci soit partie prenante dans sa conception ou sa confection. C'est à cette condition que l'on puisse réellement parler d'une Constitution digne de ce nom...

La mémoire, les composantes de la personnalité nationale sont devenues une sorte de cheval de bataille et source de tiraillements. Quelle est l'approche idoine pour prémunir notre personnalité nationale et la préserver de la manipulation politicienne?
Qui dit «composantes de la personnalité nationale» dit et reconnaît l'existence d'une «pluralité» de mémoires et d'«identités particulières» au sein de la société algérienne. Cela veut dire que cette dernière est le réceptacle de plusieurs «tribus» ou aârouch qui se sont fondus au fil des temps historiques en une grande entité qui s'est baptisée elle-même sous le nom de Dzair ou Djazair. Les segments dont est constituée cette grande entité se dénomment donc chaoui, targui, ibaâdhi, Qbaïli (Kabyle), Arabes, etc.
Tous ces éléments «ethniques» ou régionalistes se distinguent, certes, par des traits culturels et coutumiers particuliers, locaux, mais se lient, cependant, et se soutiennent entre eux par une communauté de destin faite d'histoire, de cultures diverses, de géographie, de religion, de combat commun contre les envahisseurs successifs, de souffrances partagées, de langues (arabe, berbère, vernaculaire...), et, enfin, d'un projet commun qui serait l'édification et la consolidation de l'Etat-nation à l'imitation des Etats modernes fondés sur le droit.
Quant aux «tiraillements» et à la lutte pour le recouvrement de «l'identité» qui serait devenue un vrai cheval de bataille pour certains segments de la société algérienne, ils s'expliquent par deux choses: 1.le rouleau compresseur de l'Etat néojacobin qui a essayé, depuis l'indépendance, d'imposer l'arabisation à tous et d'uniformiser les différentes composantes de la société algérienne envers et contre tous;
2. Les interférences étrangères, notamment françaises, qui veulent que le mythe inventé par les ethnologues coloniaux, et selon lequel le Kabyle est «intelligent» et «besogneux», se distingue foncièrement de «l'Arabe» qualifié non seulement de stupide et de feignant, mais aussi de dominateur et de fanatique. Réputé d'origine gauloise qu'attesteraient ses yeux clairs, sa peau et ses cheveux blonds, «le Kabyle», et non le Chaoui, le Targui ou le Mozabite, est une figure bien choyée et bien célébrée par la mythologie française à laquelle beaucoup de nos compatriotes algériens croient dur comme fer. Certains en tirent même une grande fierté d'être classés ainsi et de manière très favorable par les ex-colonisateurs qui seraient bien placés pour juger de la valeur réelle des ethnies qu'ils avaient naguère soumises à leur domination...
Ceci explique pourquoi les mémoires et les identités en action sur le terrain algérien s'opposent et s'excluent mutuellement par le jeu d'auto-valorisation et de disqualification de l'Autre vu sous l'angle de l'altérité radicale: Arabe contre Kabyle et vice versa!
La façon la meilleure de préserver la cohésion nationale et d'épargner au pays des divisions inutiles et dangereuses, c'est de faire passer les intérêts collectifs avant les intérêts particuliers.

Pensez-vous qu'une rupture épistémologique et historique s'impose pour que le pays puisse se tourner résolument vers la modernité et se débarrasser des inepties historiques qui le guettent?
à la place de la notion de rupture épistémologique qui n'est pas appropriée, en l'occurrence, il faudrait lui substituer la notion classique de transition démocratique qui, elle, se fonde, sur le principe de la délibération et de l'alternance politique.
Or, cette alternance politique est bien loin de se réaliser en Algérie tant le régime politique entendu au sens d'une «élite» politique et technocratique demeure complètement imperméable à la culture démocratique et à l'idée de céder son pouvoir à des tierces par le jeu d'élections libres et transparentes.
De là s'explique son incapacité quasi congénitale à produire une philosophie politique grandiose et capable de la projeter dans l'avenir. Cooptées ou désignées, selon les cas, par l'institution militaire, les élites politiques nationales qui se sont succédé au fil du temps à la tête de l'Etat, n'ont jamais été ni intellectuellement autonomes par rapport à cette institution militaire ni pourvues des coudées franches pour mener une politique moderniste au sens juridique et démocratique du terme.
Cela explique l'immobilisme idéologique, politique et doctrinal que vit l'Algérie depuis l'indépendance..., survenue en 1962.

Comment voyez-vous l'issue politique qui a caractérisé le pays depuis l'émergence de l'élan populaire du 22 février?
Le sursaut populaire du 22 février, a été détourné, tel un fleuve, de son cours normal, et partant de ses objectifs initiaux. Faute de l'existence d'une opposition politique digne de ce nom, c'est-à-dire d'une opposition porteuse d'un projet politique crédible. Cela au grand dam d'un Hirak composé de plusieurs coteries idéologiques aux aspirations divergentes, mais qui affectaient toutes d'être sur la même longueur d'onde.
En dehors du slogan, YetnhaouGa3, qui leur conférait une unité apparente et des objectifs communs, ces partis d'opposition traditionnelle auxquels s'étaient jointes les voix des sectes idéologiques ainsi que celles des citoyens honnêtes, apolitiques et sans appartenance partisans, n'avaient aucun programme politique convaincant qui aurait pu constituer une alternative sérieuse à celle du pouvoir.
L'échec du Hirak n'est pas imputable uniquement à la ruse politique du pouvoir, à ses ressources politique, sécuritaire, médiatique et financière; il est imputable en grande partie aux composantes sociologique et politique du Hirak qui n'a pas su, faute de vision politique et de leaders clairvoyants, s'imposer face au pouvoir comme une force de rechange politique ou d'alternance crédible aux yeux d'un peuple assoiffé de justice, de démocratie réelle et de liberté. Telles sont, entre autres, les raisons qui ont fait que l'élan du
22 février 2019 ait manqué son but: celui de faire tomber pacifiquement le pouvoir politique et son remplacement par une élite nouvelle, jeune, dynamique et entreprenante... 

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