France : Bardella, le mannequin (déjà) fusible?
La scène se passe au centre d'un village de Corrèze, face au journaliste d'une chaîne télé française, Maïtey Pouget, candidate du RN, le parti de Marine Le Pen, missionnée pour disputer le siège de député à l'ancien président François Hollande.
D'emblée, et en un réflexe devenu pavlovien, elle aborde le sujet «attrape-tout», l'immigration, en claironnant ces éléments de langage concoctés par les communicants de ce parti d'extrême-droite: «On commence à être envahi.» Il est pourtant midi sur la place du marché, déserte, où est enregistré cet entretien «...À cette heure, ils dorment.» Et en dépit de l'étonnement du journaliste, Maïtey Pouget n'en démordra pas: «Si, si... je ne les vois pas le matin, seulement l'après-midi... C'est normal, ils n'ont pas d'activité.»
Cette corde usée et rafistolée, précisément depuis le
5 octobre 1972, lorsque Jean-Marie Le Pen, ancien para au sinistre passé durant la Guerre d'Algérie, créa le Front national pour l'unité française (FNUF, ou son acronyme, FN), devant quelque 70 personnes, rue de Grenelle à Paris, sous les auspices d'Ordre nouveau, un mouvement classé par les historiens d'extraction fasciste. Pour la petite histoire, Ordre Nouveau apparu en public, avec d'autres mouvements du même acabit en mai 1970. «Les mouvements d'extrême-droite sont venus au meeting sous la même bannière. Anciens du mouvement dissous Occident, militants de l'ex-OAS, jeunes étudiants du Groupe union droit, nationalistes de tous horizons.» (...) «Le meeting débutait par l'audition de Tannhäuser de Wagner et des poèmes de Brasillach, poète fusillé à la libération pour collaboration avec les nazis.» Mais Paris valant bien une messe (basse de préférence pour le RN), et à l'actuel président, Jordan Bardella, de déclarer, en novembre 2023, au vu et au su de tout le monde et malgré les six condamnations par la justice de Le Pen sénior : «Les juges ont parlé, je ne sonde pas les coeurs et les reins mais je ne le crois pas antisémite.» Ce même Le Pen qui avait déclaré un jour que «l'occupation allemande (de la France, ndlr) n'était pas particulièrement inhumaine». Élections obligent, Bardella finira par retourner casaque pour admettre, le 2 mai dernier, le caractère «éminemment antisémite» de certains propos de Jean-Marie Le Pen. C'est ce parti qui a fait passer à une bonne partie de Français une nuit blanche, dimanche dernier. En attendant la prochaine prévue pour le soir du 7 juillet prochain. Lorsque les triangulaires auront scellé le sort de la France, pour un temps. Et ce temps législatif qui aura pu être le couronnement d'une longue quête familiale des Le Pen ne semble pas réjouir plus que ça, Marine Le Pen qui n'avait, en réalité, pas prévu, cet accouchement si prématuré de ce qui pourrait être la réplique de l'éphémère «République de Salo», immortalisé par le cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, juste avant son assassinant en novembre 1975. Pour mémoire Salo est le nom de cette station balnéaire, près du lac de Garde où les nazis allemands installèrent le duce fasciste Mussolini, qu'ils venaient de libérer...
La comparaison ne tutoiera pas plus la fiction car la réalité contemporaine du Rassemblement National est plus qu'en adéquation avec les pratiques, révisées, de gouvernance d'un État et qui serait de moins en moins le fruit du seul travail partisan, comme il était de tradition jusque-là. En effet, ce qui était d'abord nié, puis tu, avant d'être timidement admis, est devenu dans le cas de certains pays européens du moins, de notoriété encore... confidentielle, certes, mais bien réelle. C'est le pouvoir de l'argent! Et le RN n'est pas en reste, loin de là. Le Pen père n'était pas rétif au pouvoir l'argent, mais les usages de l'époque étaient autres. À la création du Front National, l'argent manquait au rendez-vous. Pas pour longtemps. Car l'arrivée dans le premier cercle frontiste d'un certain Lambert allait tout changer. «Sans Lambert, pas de FN. Sans Le Pen, pas de Lambert», avait lâché, un jour, le plus proche collaborateur de l'ancien para Lorrain de Saint Affrique. En 1973, cet Hubert Lambert arrive avec une serviette en cuir au dîner auquel il a convié Jean-Marie Le Pen. C'était la veille des premières élections législatives auxquelles le FN participe (mars 1973): «- Il faut absolument que tu te présentes aux prochaines élections, Jean-Marie [...]. Je t'ai apporté 300 000 francs pour ta campagne électorale. . - Tu es très généreux, Hubert. [...] Permets-moi de me servir de cet argent pour saupoudrer partout où nous présenterons une candidature. (...) Hubert plaisante: - Aucune importance! Prends, et rends-moi la serviette. Elle pourra encore servir!»
La serviette a servi plus d'une fois, mais pas que... Lambert dont la fortune est inversement proportionnelle à sa faiblesse d'esprit, comme l'hagiographe de Le Pen. Et c'est ce coffre-fort ambulant qui, en 1977, léguera à Jean-Marie Le Pen non seulement un capital (difficile à évaluer) estimé à 30 millions de francs (plus de 4,5 millions d'euros) sous forme «d'avoirs financiers et bancaires» et de biens immobiliers. Le Pen s'empressera de déclarer cet héritage purement personnel et donc non politique. Cinq décennies plus tard, Marine à la tête de la «Firme Le Pen», sous le label RN, écrira la suite du feuilleton financier sous l'oeil de la «Versailles Connection». Un certain François Durvye, polytechnicien, pesant lourd en milliards d'euros, rencontrera Bardella.
En octobre 2023, la presse fait état d'un déjeuner entre Jordan Bardella et Pierre-Edouard Stérin, 104e fortune de France, catholique traditionaliste revendiqué. Le milliardaire «ne trouvera pas Bardella exceptionnel» mais décide d'en faire quand même «son poulain à l'extrême-droite».
Cette intrusion dans le monde de la haute finance avait, en réalité, été préparée depuis 2021 par Marine Le Pen, herself, elle-même introduite dans ce cercle feutré et argenté par un autre nabab, également «catho tradi» (intégriste pour faire court), Renaud Labaye. C'est dans leur château que la candidate à la présidentielle de 2022 mettra au point son débat avec le candidat d'alors, Emmanuel Macron. Le magazine économique Challenges révélera en juin dernier comment la famille Le Pen, en l'absence du père hospitalisé, avait fait visiter, en novembre 2023, la propriété familiale de Rueil-Malmaison à François Durvye qui créera une une société civile immobilière durant l'été avec sa femme et Pierre-Edouard Stérin, et versera 2,5 millions d'euros pour acquérir cette demeure de 300 mètres carrés, dotée de 9 pièces, d'une piscine et d'une dépendance pour le personnel. Pierre-Edouard Stérin en avait conclu, selon un journaliste, que «Marine n'y connaît rien en économie». Qu'importe, l'étau de la «Versailles Connection» se met en place, méthodiquement mais sûrement. Le Monde révèle que des catholiques versaillais, recrutés par Renaud Labaye, occupent des fonctions-clés du groupe à l'Assemblée, au plus près du bureau de Marine Le Pen. Et parmi les députés sortants, ils constituent une part non négligeable, après que l'ancien ministre de la Défense Charles Millon, à l'influence encore certaine dans les milieux catholiques, a suggéré à Marine Le Pen d'offrir des circonscriptions favorables à une bonne poignée de conservateurs.
Le quotidien du soir ajoutera que «François Durvye calque ses conseils sur les intérêts des grands groupes industriels, qu'il se targue de bien connaître». Les promesses électorales, comme celles de défendre le pouvoir d'achat des plus démunis, la fin du désert médical ou de dissiper ce sentiment d'abandon présent dans le monde rural, entre autres, vont donc vivre l'espace d'une campagne électorale, pas plus.
Le réveil des électeurs du RN s'annonce donc dur et peut-être plus rapide que prévu.
L'état de grâce, traditionnel dans ce genre de circonstances, pourrait facilement provoquer un court-circuit dont Jordan Fusible, 28 ans, sera le fusible tout indiqué pour Marine Le Pen qui n'aura aucun état d'âme pour écarter tout ce qui pourrait lui rendre la route vers l'Élysée plus chaotique qu'elle ne l'est déjà. Décidément,
y aurait des «victoires», si amères...