Abdenour Zahzah, réalisateur, à L’Expression
«On se devait de raconter notre Fanon»

Son film a été montré dans des festivals à Saïda, Annaba et aux RCB. Après une avant-première officielle, Dr Frantz Fanon sort en salles en Algérie à partir du jeudi 29 novembre 2024.Ce film explore la vie de Frantz Fanon, psychiatre et militant anticolonialiste, en se concentrant sur son engagement à l'hôpital de Blida de 1953 à 1956, où il a transformé les pratiques psychiatriques et lutté contre le racisme. En tant que chef de service, il a introduit la psychothérapie institutionnelle, tout en créant un environnement plus humain pour ses patients. Sélectionné au Forum de la Berlinale 2024, ce film rend hommage à cet intellectuel tout en soulignant son rôle dans la révolution algérienne. Le film est porté par une performance remarquable de l'acteur français d'origine haïtienne Alexandre Desane, qui incarne Frantz Fanon. Le film, dont l'accès a été fixé à 600 DA, sera projeté dans les salles d'Alger, Oran et Constantine. Son réalisateur a bien voulu nous parler de sa genèse et spécificité lors des dernières Rencontres cinématographiques de Béjaïa.
L'Expression: Vous avez déjà réalisé un documentaire sur Frantz fanon et maintenant une fiction, pourquoi cette obsession pour Fanon?
Abdenour Zahzah:Toutd'abord, les instruments du documentaire ne sont pas les mêmes que ceux de la fiction. Dans le documentaire, on ne voit pas Fanon, car il est mort. Quand j'ai fait mon documentaire; il était mort depuis longtemps. Grâce à la fiction, il est personnifié, il y a un acteur qui joue son rôle. On le voit vivre, se mouvoir à l'hôpital, travailler, on le voit avec sa femme, c'est ça la fiction. Ça permet de créer des souvenirs comme on dit. Obsession? Oui les cinéastes sont obsédés par leur travail, c'est normal. Mais Fanon ce n'était pas gratuit, car il mérite d'être connu. Il y a d'ailleurs un film français qui a été fait sur Fanon, il y a beaucoup de cinéastes qui ont essayé de faire des films sur Fanon. Il y en a plusieurs, américains, algériens, il y en aura certainement d'autres. Il y a des livres qui sortent chaque année, dont celui d'Adam Shatz qui vient de sortir aux États-Unis, à New York. Il y a un autre livre qui est sorti il y a quelques années, en Grande-Bretagne... Fanon a décidé d'être algérien, faut- il le rappeler, il n'était pas algérien d'origine. Il a même choisi d'être enterrré avec les Algériens; il est enterré ici en Algérie. On se devait en tant qu'Algérien de raconter notre Fanon, notre enfant j'allais dire.
L'enfant adopté, ou adoptif; car c'est important qu'on donne notre version des faits; ceci d'un et de deux: «Les archives de Frantz Fanon», on a beaucoup parlé du Fanon politique, du Fanon militant contre le racisme, du «Fanon peau noir, masque blanc», le Fanon militant du FLN, du résistant contre le nazisme, mais on oublie souvent de raconter le Fanon médecin. Et Fanon était surtout médecin. Toute sa pensée, quand on lit ses livres, il l'a écrite en tant que psychiatre.
En tant que psychiatre, il a exercé en Algérie, avec les Aalgériens. C'est là, où il a rencontré le peuple algérien. C'étaient des infirmiers, des médecins, qui sont morts en martyrs, les malades..., il a connu l'Algérie profondément par les maux dont elle souffrait. Je parle de la société. Et c'est ça sa trouvaille en tant que psychiatre. Dans sa lettre de démission, il dit que cela ne sert à rien de continuer à soigner, si, une fois le malade plus au mois stabilisé, sort et se retrouve dans un pays colonisé. Il a dit que la meilleure manière de soigner les Algériens, c'était d'abord de lutter pour leur indépendance. Tant qu'ils sont colonisés on ne peut pas les soigner. C'est ce que j'ai essayé de raconter dans mon film.
La réussite du film réside en grande partie dans la trouvaille de l'acteur Alexandre Desane. Parlez-nous de cet acteur, comment l'avez-vous trouvé, car non seulement il joue très bien, mais il ressemble beaucoup à Fanon physiquement..
Lui il porte le film littéralement. C'est une chance de l'avoir trouvé. Au début, J'ai essayé de caster un acteur martiniquais. On a contacté une agence de casting en Martinique, déjà que les Martiniquais sont très peu nombreux en tant que peuple, alors qu'en tant acteurs, il y en a une poignée seulement. Je n'ai pas trouvé au final. Après, j'ai élargi, je me suis dit qu'il fallait que l'acteur soit au moins de la région des Caraïbes et si on ne prend pas un Algérien, on prend un Tunisien. Je n'ai pas réussi. J'ai continué à chercher. J'ai trouvé quelqu'un, mais il n'était pas de la région. Et puis, Damien Ounouri me propose un acteur qui fait du cinéma. Je me déplace en France pour caster un acteur, en faisant d'une pierre deux coups, et là, il n'y avait pas photo! C'était Alexandre, c'était évident!
De plus, il connaissait Fanon, il adore être acteur, c'est un acteur très intelligent. il regrettait le fait qu'on lui propose, en France que des rôles de «Noir», c'est-à-dire soit de vendeur de drogue, de violeur... Il fait ce travail en tant qu'amateur, par ce qu'il a son travail, il est informaticien à la base, mais il choisit ses rôles. Il a réalisé aussi un très joli film, il est aussi artiste peintre. Il est surtout très humain. Il m'a beaucoup aidé, on l'a casté avant le Covid. Après, le film a été retardé a cause de la pandémie. On avait fait tout un travail de préparation, qui s'est écroulé. On a même tourné pendant quelques jours. Je me suis rendu compte cependant, que je n'étais pas prêt. Nous n'étions pas prêts en 2019. Mais en 2022 cette préparation s'est écroulée. Il eut aussi beaucoup de défection. Je tiens aussi à dire que j'ai eu la chance de travailler avec d'autres acteurs algériens de talent à l'image de Rachid Benallal, Abdelkader Afak, Amel Kateb, Chahrzarad Kracheni, Abdelkrim Djoudi etc.
Le personnage d'Amel Kateb rajouté dans le film est purement fictif...
Parce que c'est une fiction, il faut créer des histoires secondaires. On ne peut pas tenir juste avec Fanon. Son personnage rajoute une métaphore de la colonisation. Elle joue le rôle d'une malade; Cléopâtre, aliénée complètement, après elle redevient Juliette, mais on voit bien qu'elle ne ressemble pas physiquement aux Européennes. Puis, on découvre que c'est une fille adoptive par une famille bourgeoise. On voit sa maman dans le film et on voit que c'est une adoption qui n'a pas fonctionné. C'est une histoire secondaire très importante dans le film, comme il y en a plusieurs d'autres... Notamment, celle du malade enfermé par ses frères corrompus...
Vous mettez en scène des personnages un peu fous, qui au fond, ne le sont pas vraiment, ce sont plutôt les situations de leur vie qui les acculent à le devenir et leur collent cette étiquette..
J'ai insisté à mettre ça, parce que, malheureusement ca existe dans tout les hôpitaux du monde, il n' y a pas que des vrais malades, parfois il y a des faux malades qui ont été internés pour des intérêts mercantiles. Très bas et très vils. Il y a des gens qui enferment leurs parents, juste pour toucher leur retraite, par exemple. Ça existe, j'en ai rencontré. Un homme veut divorcer de sa femme, il l'a déclareé folle.
Votre film regorge de partis pris esthétiques assez spéciaux, épurés, notamment le noir et blanc, l'absence de musique collée aux images...
Il n y avait pas que ce parti pris là. Le noir et blanc, c'est juste le chroma. Il y a aussi la linéarité. Le film est linéaire, il n y a pas de flash back. Il commence par l'arrivée de Fanon à Blida et finit lorsqu'il l'a quitte. C'est un peu scolaire, primaire, un peu didactique, c'est un parti pris. C'est très dur de faire un film linéaire en plans fixes et moi, j'aime bien tout ce qui est compliqué à faire. Le cinéma c'est plein de triches, surtout dans la fiction; on peut tricher, manipuler le public, et moi, je suis contre les films qui manipulent le public. Donc je donne du brut au public. Il n' y a pas toutes ces fioritures...j'ai appris une chose dans le cinéma, j'aime bien les films qui me respectent et moi j'ai une grande considération pour le public, je crois en son intelligence, je ne veux pas l'endormir avec une musique, ou avec du travelling, je lui donne du brut, je lui fais confiance. Je considère que le public est toujours plus intelligent qu'un film et qu'un réalisateur, car le public est nombreux. On ne peut pas être plus intelligent que lui. Il faut être très modeste et ça, c'est Robert Bresson qui nous a appris ça. Ce sont de grands cinéastes qui ont existé dans l'histoire du cinéma et moi, j'aime beaucoup ce parti pris esthétique.