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Oeuvre majeure de Corneille

Sophonisbe ou l'amour de la patrie

Pourquoi un tel sujet, un tel choix,en effet? Parce que Sophonisbe fut une grande reine.

Lire Sophonisbe, pour nous, ce n'est pas seulement nous replonger dans un passé si lointain, qui est notre histoire, celle qui fait notre fierté, notre gloire. C'est aussi, et à titre personnel, une manière de renouer avec notre jeunesse, où nous faisions, au comble du bonheur, la découverte des grands classiques. Vous pensez à Racine? Certes. Mais pas avant Corneille. Corneille avec lequel nous dormions et nous nous réveillions tous les jours. Corneille dont nous pouvons citer de mémoire des tirades entières, en citant le Cid, bien sûr, mais Cinna, Polyeucte, les Horaces, le menteur... Corneille, dont nous souffrions encore de lui voir préférer son éternel rival, Racine. Et voilà qu'avec Sophonisbe nous revenons; aujourd'hui, vers cet auteur grâce auquel nous apprenions que la langue a une âme et un coeur et que celui-ci bat à l'unisson des nôtres. C'est dire si notre émotion est grande.

Pourquoi Sophonisbe?
Pourquoi un tel sujet, un tel choix, en effet? Parce que Sophonisbe fut une grande reine. Née en 235 avant J-C. elle se signala très vite par sa beauté et sa haine irréductible du Romain. Mais bien que son nom sonne encore à nos oreilles comme au temps où elle vivait, il reste que cette reine qui étendait son autorité sur toute la Numidie était aussi la nôtre. Nous n'en voulons pour preuve qu'elle est bien dans nos coeurs que ce que nous confiait un jour une personne à ce propos, lors d'une exposition dans la bibliothèque principale: «J'ai une fille qui s'appelle Sophonisbe. Pour que l'état civil accepte un tel prénom, nous avions dû demander une dérogation.» Mais nous, nous avions une raison supplémentaire de nous y intéresser. Quelques jours plus tôt, dans cette même bibliothèque, un livre exposé dans un coin de l'immense hall attirait notre attention. Il portait le titre prestigieux de Massinissa. Il était édité chez-nous. L'auteure, une Française, dont nous n'avons pas retenu le nom. Le temps manquant absolument, il nous a fallu aller à l'essentiel. Et l'essentiel pour nous ce jour-là s'est trouvé être l'avant6dernier chapitre de cet ouvrage qui compte plus de 300 pages. Pressé par les événements, Massinissa épousait en toute hâte Sophonisbe, dont le mari? Syphax, venait d'être fait prisonnier par les Romains lors du siège de Scythe. Nous n'avons aimé ni l'histoire romancée de ce grand roi numide ni cette prose. Et nous souvenant soudain de la Sophonisbe de Corneille, nous nous rappelons du coup de notre réaction teintée de colère devant cette nouvelle version: pourquoi revenir sur un sujet traité par un grand écrivain? Nous n'étions pas au bout de notre surprise et de notre étonnement.

Un sujet pour deux auteurs
Nous connaissions la pièce de Corneille, ayant un jour possédé le théâtre complet de ce grand auteur. Mais nous ne l'avions pas lu, faute de temps. Il y avait alors tous ces livres qui nous tombaient du ciel et qu'il fallait lire de toute urgence pour pouvoir les rendre. Il y avait Hugo, Musset, Vigny, Voltaire, Diderot, Rousseau, Châteaubriand, Dumas, père et fils et bien d'autres, le tout pêle-mêle, au grè du hasard. Sophonisbe pouvait attendre...Elle attendit, calme et tranquille. Nous dirions impériale. Elle ne faisait que cela depuis des siècles: que nous vinssions à elle pleins de respect et de vénération.
La surprise, quand nous nous y mettons est de taille. Dès les premières lignes de la préface nous découvrons que Sophonisbe a servi de thème à d'autres écrivains et que Tite Live, un historien romain, est leur source commune. Le plus proche de nous est Jean Mairet. Né en 1604, à Besançon, comme Hugo, et mort à Paris, en 1686, il a écrit son Sophonisbe en 1629. Corneille né à Rouen en 1606 et mort à Paris en 1684 écrira la sienne vers 1660. Son rival de toujours qui faisait partie de la cabale qui s'est créée à la parution du Cid en 1636, ne semblait, cette fois, pas avoir pris ombrage. Deux raisons assez dissuasives nous semblent l'avoir détourné de toute envie de répliquer. Il y a l'âge, bien sûr. Nés avec deux années d'intervalle, tous deux approchaient à grands pas de la soixantaine. Le temps refroidissant son ardeur, l'aîné des deux ne retrouvait plus la verve satirique qui l'avait caractérisé dans sa jeunesse à la parution du Cid. L'autre raison est que la Sophonisbe de Jean Mairet aurait pu s'appeler Massinissa. De fait, Sophonisbe joue dans cette pièce un piètre rôle. Syphax, son époux qui découvre une lettre qu'elle a adressée à Massinisse, revenu d'Espagne pour combattre aux côté des Romains contre Carthage, l'humilie en employant à son égard les mots les plus durs. À la fin, Massinisse, avant de se frapper de son poignard, défie, dans une belle envolée, Rome qu'il accuse d'asservir les rois et les peuples, en même temps qu'il dit sa hâte de retrouver le seul être qui compte à ses yeux dans cette vie et dans l'autre. Sophonisbe ne doit d'exister que par Massinissee. Sa peur qui se double de superstition (un corbeau qui passe dans le ciel en croassant, un cauchemar où elle voit Syphax lui promettant l'enfer dans l'autre monde pour sa trahison de la foi conjugale, ses griefs contre Massinisse qu'elle accuse de l'avoir empoisonnée), tout cela ne font pas d'elle une grande héroïne. Corneille a, dès lors, compris qu'il a les coudées franches pour traiter un sujet selon son coeur et selon l'idée qu'il se fait du héros ou de l'héroïne.

Une héroïne proprement cornélienne
L'auteur du Cid ne voulait absolument rien devoir à son ancien rival, celui-là même qui l'avait traité de «Corneille déplumée» à la sortie du Cid. Comme il ne voulait «être ni en dessous ni au- dessus» de lui, il ne lui restait plus qu'une solution, comme il l'explique dans sa préface: conserver «les circonstances qu'il (Mairet) a changées et changer celles qu'il a conservées.» Et qu'est-ce qui est à changer dans la pièce pour éviter d'entrer en compétition avec ce redouble rival qui a écrit une pièce qui se jouait encore au moment où Corneille s'attaquait au sujet? Massinissa d'abord. Le jeune prince numide est sous le choc au moment où il apprend que Sophonisbe est morte. Il voyait pourtant que c'était la seule issue qui restait pour éviter à cette dernière, prisonnière dans un camp romain, d'être ramenée à Rome les bras chargés de chaînes et traînée derrière le char d'un général romain. Ici Scipion. Il avait essayé ce qu'on appelait alors l'hyménée. En faisant de Sophonisbe sa femme légitime après le divorce de cette dernière avec Syphax qui dès lors qu'il devenait prisonnier perdait ce droit et rendait ainsi son épouse libre, Massinissa pensait mettre Rome dans l'impossibilité de rien entreprendre contre elle. Mais Scipion (le seul personnage qui aurait quelque point commun avec la Sophonisbe cornélienne par son amour de la patrie qu'il mettait au-dessus de tout autre sentiment) restait farouchement opposé à ce mariage. L'erreur de Scipion était de croire que l'amour de la vie était plus fort que l'amour et que si on laissait faire le temps, celui-ci finirait par effacer toute blessure et toute douleur. Ainsi plus fin psychologue de l'âme avec Massinisse, il se trompait du tout au tout avec Sophonisbe. Le peu de temps que la reine demeure seule dans le camp des prisonniers, suffit à cette dernière pour exécuter son dessein, et le consul romain, pris de court, comprend que sa «proie» vient de lui filer entre les doigts. Cette Sophonisbe-là, par certains traits de caractère, n'est pas sans rappeler, Chimène, partagée entre son amour et son devoir de venger la mort de son père.

Deux rois pour une reine
Equation impossible à résoudre qui ne pouvait déboucher que sur la mort. Dans la Sophonisbe de Jean Maret, Syphax se sentant trahi après sa dispute avec sa femme sort du palais et va chercher dans son combat contre les Romains une fin à la mesure de son désespoir et de sa honte. Dans la Sophonisbe de Corneille, le même Syphax court, su à l'ennemi et si lui aussi cherche la mort, c'est parce que Sophonisbe ne lui laisse aucune chance dans son coeur. Quand celui-ci vient lui apprendre un peu plus tôt le plan de paix que lui propose Rome, croyant gûter un repos mérité auprès de son épouse, l'accueil froid et méprisant de Sophonisbe le désarçonne. Elle lui demande ce qu'y gagnerait Carthage?
C'est que Sophonisbe est reine et dans ces circonstances graves, comme Chimène, comme le Cid met son devoir au-dessus de l'amour, au-dessus de sa propre personne. Lorsqu'à son tour, Massinisse entre à Scythe en vainqueur, elle l'accueille en héros et n'accepte de devenir sa femme que dans la mesure où il lui épargnerait la honte d'être conduite à Rome en esclave. Mais son attitude change brusquement avec la proposition qu'il lui fait, le mariage étant empêché séante tenante par Scipion, d'aller essayer ses charmes sur ce dernier afin qu'elle obtienne ce que lui-même a échoué de lui arracher. Elle le repousse comme elle repousse, tout indignée, la dose de poison qu'il lui envoie avec une lettre. Peu de temps avant sa mort, voici ce qu'elle confie à Eryxe, sa rivale: « Je l'ai pris le plus grands des princes africains, Je le rends, pour tout dire, esclave des Rromains.» Sa haine de Rome n'a d'égal que son amour de Carthage.
Eryxe qu'on a vue donner la réplique à Sophonisbe, à la première scène du premier acte est bouleversée par la nouvelle de sa disparition. À la scène VII de l'acte V, seule avec Lélius, lieutenant romain sous Scipion, elle ne tarit pas d'éloges à l'égard de celle qui fut sa reine et dont elle était captive. Le lieutenant romain, tout aussi peiné par cette perte qu'admiratif s'épanche en ces vers:» Je dirais plus, madame, en dépit de sa haine. Une telle fierté devait naître romaine.».
On dit qu'en écrivant Sophonisbe, Corneille, dont le théâtre n'a cessé d'évoluer au gré des tendances de l'époque, avait pensé à un public essentiellement féminin qu'il avait cherché à flatter en peignant une femme hors du commun. Mais Laodice dans Nicomède? La reine d'Arménie aime Nicomède, prince de Bithynie et elle en est aimée. Mais voilà qu'Attale, frère cadet de Nicomède d'un second lit prétend disputer ce coeur à son aîné. On dirait que Corneille se plait à créer des personnages en les dotant d'un coeur et d'un caractère qui en font des êtres d'exception. Cette fois, pourtant, fatigué de les prendre en Europe, ou plus tôt en Espagne (le Cid), en Asie Mineure (Bythinie) et chez les Romains, le voilà qui vient les chercher en Europe. Et il les a trouvés en tous points conformes à sa définition du héros: grands, nobles, exigeants vis-à-vis d'eux-mêmes autant qu'à l'égard des autres. Autrement dit: cornélien. Dans Le Cid, Corneille exaltait les sentiments chevaleresques. Le Cid aime Chimène mais il est tenu par le devoir de laver l'honneur de son père souffleté par Don Gomès, père de Chimène. Dans Sophonisbe, il semble que l'auteur de cet énime chef d'oeuvre ait voulu exalter les sentiments patriotiques. Mais au lieu de chercher son modèle parmi les hommes, en l'occurrence Syphax ou mieux encore Massinissa, il l'ait trouvé en Sophonisbe. Sophonisbe aime tant Carthage qu'elle préfère périr plutôt que lui voir mettre des chaînes. Ces chaînes qu'il lui répugne autant de porter elle-même. La critique reproche à Corneille d'avoir moins bien réussi le portrait de Bérénice dans Tite et Bérénice. Encore une fois, on passe à côté du sujet. Le principal protagoniste dans cette pièce n'est pas Bérénice. C'est Titus. Et tous ceux qui ont refusé de comparer les deux pièces-celle de Corneille et de Racine, en l'occurrence, ont eu raison. Les sujets traités n'étaient pas les mêmes.

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