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Réflexions autour de La question de Henri Alleg (Les Éditions de minuit)

Un témoignage nous interpelle

La question, publiée en 1958, dénonce la torture pratiquée en Algérie pendant la guerre d’indépendance, par certains éléments de l’armée française et dont l’auteur fut la victime en 1957. Ce livre contribua à l’éveil des consciences en métropole.

Aux yeux des forces de l'ordre françaises, Henri Alleg était suspect, car il dirigeait un journal Alger républicain ouvert aux idées des nationalistes algériens. Il a été arrêté et torturé à Alger, par les parachutistes français et il raconte comment cela s'est passé.
Au-delà de son intérêt historique, ce témoignage nous interpelle, car il nous révèle la face la plus noire de la nature humaine.
La torture met en jeu des mécanismes que l'on peut identifier: la contrainte, le jugement de valeur et le prêt d'intention. On les retrouve dans tous les conflits, du plus simple au plus complexe.
La contrainte
La contrainte est d'abord physique: arrestation, rétention de force, usage de moyens portant atteinte à l'intégrité de la personne. Il s'agit là d'une contrainte bien réelle s'exerçant sur la victime. La contrainte est aussi psychologique, il faut casser la résistance mentale du sujet.
«Tu sais que tes gosses arrivent ce soir par avion, il va leur arriver un accident.»
De plus, très souvent le prisonnier s'applique à lui-même une contrainte: pensant qu'il doit le faire, il décide de résister à la torture. Il veut ainsi préserver ses camarades, protéger son réseau. En parlant, il pourrait abréger ses souffrances, même s'il sait qu'il sera peut-être tout de même liquidé. Pourtant, il accepte en subissant la torture de mourir et d'endurer les douleurs qui lui seront infligées avant la délivrance finale. Il s'agit là d'une contrainte qu'il s'impose lui-même en raison de ce qu'il croit être son devoir.
Par ailleurs, la contrainte est utilisée par les militaires à l'encontre du prisonnier, mais d'une autre façon, ils sont eux-mêmes contraints. En effet, ils pensent qu'ils doivent mener à bien leur mission, confiée par les autorités légales, en l'occurrence maintenir l'ordre, lutter contre le terrorisme, éviter des attentats, démanteler des réseaux d'opposants. On leur a fait comprendre qu'ils ont une obligation de résultat, que des vies dépendent du succès de leurs interrogatoires.
Pour eux, la fin justifie les moyens et ils sont confortés dans cette pensée par le fait que le gouvernement de la République a accordé tous les pouvoirs à l'armée.
De ce fait, ils considèrent que leur action est légitime. On peut espérer que la plupart de ces tortionnaires n'ont pas agi par plaisir, mais parce qu'ils étaient persuadés que c'était leur devoir. Au départ, ils n'ont pas une mauvaise intention à l'encontre du prisonnier, simplement ils utilisent une méthode, une technique pour arriver à leurs fins, peut-être parce qu'ils ne savent pas comment faire autrement.
Il est certain que certains d'entre eux étaient des sadiques qui prenaient du plaisir à torturer et ces circonstances dramatiques pouvaient réveiller chez certains la part de barbarie qui existe dans chaque homme.
Mais tous les tortionnaires n'étaient pas des pervers au début. Ils ont été motivés par l'idée qu'ils avaient de leur devoir, par la nécessité qu'ils ressentaient d'obéir à leur hiérarchie.
Un complice de Stanley Milgram
Bel exemple de contrainte imaginaire. On reconnaît aujourd'hui un devoir de désobéissance si l'ordre donné va à l'encontre des droits de l'homme. Et celui de torturer fait partie, à coup sûr, de ce cadre. Mais les hommes ont tendance à obéir aux ordres de l'autorité.
L'expérience de Milgam montre que la soumission à celle-ci amène les individus à accomplir des actes que normalement leur conscience réprouve. Des individus ordinaires sont recrutés pour participer à ce qu'ils croient être une simple recherche sur la mémoire. On leur demande de faire apprendre une liste de mots à une personne. Celle-ci, qui est un complice de Stanley Milgram, se tient dans une autre pièce, sur une chaise et bardée d'électrodes. Elle commet des erreurs volontaires. Pour chaque erreur, celui qui tient le rôle du professeur doit expédier un choc électrique à son élève. La décharge augmente au fil des erreurs. La pseudo victime pousse des cris de douleur, et l'expérimentateur reste derrière le professeur, figure d'autorité, en l'exhortant à continuer jusqu'à ce que l'élève sache parfaitement la liste. Tout cela est factice puisqu'aucun choc n'est reçu par l'élève, et que ses protestations et cris de douleur proviennent d'une bande-son. Or 65% des sujets de l'expérience vont jusqu'au bout, en administrant un choc très traumatisant de 450 volts. Deux personnes sur trois ont été capables de produire un comportement aussi grave, pour une justification aussi futile. Des sujets ordinaires peuvent donc se comporter en bourreau, dès lors qu'ils sont soumis à une autorité. Ils se sentent déresponsabilisés.
Dans un contexte plus général, et en évitant de comparer des situations qui ne sont pas identiques, lorsqu'on se demande comment des personnes banales se transforment en bourreaux, on peut trouver un début d'explication à partir d'autres évènements historiques.
Hannah Arendt évoque la banalité du mal dans Eichmann à Jérusalem
Alors qu'elle s'attendait à voir un monstre, elle n'a trouvé qu'un personnage falot tout à fait ordinaire, plus simplement l'incarnation de «la banalité du mal».
Elle constate qu'un homme peut abandonner son pouvoir de réfléchir pour n'obéir qu'aux ordres. Il ne distingue alors plus le bien du mal.
Un régime totalitaire amène des individus à accomplir les actes les plus monstrueux et pourtant ils ne sont pas réellement différents de ceux qui pensent en être incapables. En somme, l'inhumain se trouve en chacun de nous.
Dans Des hommes ordinaires: le 101ème bataillon de réserve de la police allemande, Christophe Browning écrit que tout groupe humain peut être transformé en groupe criminel si on a créé le contexte qui déshumanise l'ennemi. Alors qu'ils ne devaient assurer en théorie que des missions de surveillance et de maintien de l'ordre, leur commandant leur donna l'ordre de déporter tous les hommes juifs du village de Josefow et de fusiller les femmes, enfants et vieillards. Il proposa à ceux qui ne voulaient pas participer aux exécutions de se retirer sans conséquences néfastes pour eux. Seuls 10 ou 15 hommes sortirent du rang. En 16 mois, ils ont assassiné 38000 juifs de Pologne et déporté 45000 autres vers les chambres à gaz de Treblinka.
Selon l'auteur, plusieurs raisons permettent de pratiquer les assassinats: le conformisme, faire comme les autres, ne pas se dissocier du groupe, le désir de ne pas passer pour des lâches. Pour Browning, la société conditionne les individus dès leur naissance à la soumission à l'autorité, ce qui rend possible à l'extrême d'amener des soldats à devenir des tueurs de masse. Cela va dans le même sens que les conclusions des expériences de Milgram.
Le jugement de valeur
Quel que soit le contexte, pour s'en prendre à autrui de façon aussi violente qu'en le torturant, sauf à être un psychopathe, il faut vraiment être persuadé qu'il est totalement dans l'erreur. On lui attribue tous les torts. Autrement dit, on pense détenir soi-même La Vérité absolue. Chaque fois que des individus se sont crus détenteurs d'une Vérité qu'ils ont voulu imposer, cela a fini par causer bien des drames. Partout et toujours, le dogmatisme a engendré son lot de malheurs.
Dans le cadre de la torture, les idées de l'Autre sont combattues, niées, méprisées. Le tortionnaire ne manifeste aucune empathie pour sa victime.
À aucun moment le bourreau n'essaie de se mettre à sa place, en se posant la simple question «qu'aurais-je fait si j'avais été lui? Pourtant, accepter d'envisager le problème sous cet angle amène inévitablement à relativiser son point de vue et à se fixer des lignes à ne pas dépasser.
Le tortionnaire pense que son prisonnier a une mauvaise intention: il complote contre le système, il va s'en prendre aux personnes et aux biens, il veut faire un attentat...Cette conviction justifie à ses yeux l'emploi de manoeuvres coercitives pour lui faire avouer un crime commis, ou pour l'empêcher de mener à bien ses noirs desseins.
Le prêt d'intention
Pour en arriver à torturer quelqu'un, acte extrême s'il en est, Il faut croire qu'il est susceptible d'actions nocives très graves et qu'on a le droit de tout faire pour les éviter, y compris des actes que la morale réprouve.
Nulle part ailleurs le prêt d'intention n'est si évident et si lourd de conséquences tragiques.
Et s'il est vrai que parmi les prisonniers torturés, certains avaient effectivement la volonté de nuire (on ne discute pas ici de la légitimité de leur point de vue, car ils se battaient pour leur indépendance), combien d'autres, étrangers au conflit ont été soupçonnés et soumis à des sévices «à tort».
Pour ces malheureux, il suffisait d'être au mauvais endroit, au mauvais moment. Paradoxalement, c'est pour eux que les souffrances furent les plus violentes car n'ayant rien à avouer, ils ne pouvaient faire cesser la séance de torture par un aveu. Mais a-t-on le droit d'utiliser la torture même s'il s'agit de personnes impliquées dans une lutte?
Ainsi ce livre dévoile ce qu'il y a de plus sombre en l'homme. Comment certains ont-ils pu en arriver à ces actes extrêmes?
La responsabilité incombe probablement aux autorités qui ont donné les pleins pouvoirs à l'armée, en instaurant un régime d'exception. Tout était permis, toutes les fautes étaient amnistiées par avance. Les militaires savaient qu'ils ne seraient jamais inquiétés par la justice pour des actions commises en Algérie. Cependant, il faut se rappeler le contexte, car il est relativement facile de prendre des positions humanistes à froid, avec le recul.
Il est plus difficile de le faire lorsqu'on se retrouve au centre d'une tourmente, avec de la part des uns et des autres des dérives violentes provoquant une sorte d'hystérie collective. Qui peut être certain que, dans ces circonstances dramatiques, il ne se serait pas sali les mains en étant persuadé que sa cause était juste?
Cet épisode nous montre aussi que les forces de l'ordre doivent agir sous le contrôle des autorités élues par le peuple et rester dans un cadre légal. Le politique doit primer sur le militaire, mais doit éviter d'envoyer ce dernier se compromettre dans des opérations contraires aux droits humains.

 

Auteur du livre Mémoires réconciliées et chroniqueur
à «Mare nostrum, une Méditerranée autrement»
Docteur Robert Mazziotta

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