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Le Rapport de l'historien Benjamin Stora décrypté par le professeur Ahmed Rouadjia

«C'est une compilation fade et insipide»

Ahmed Rouadjia est professeur des universités et directeur du Laboratoire d'études historiques, sociologiques et des changements sociaux et économiques, à l'université de M'sila. Dans cette interview, le professeur souligne que le rapport de Stora se révèle être un plaidoyer retors en faveur d'une «réconciliation» de la France avec elle-même et en même temps une négation quasi complète de ses forfaits en Algérie. Et d'ajouter: Stora a mis sur le même plan les actes des combattants du FLN/ALN et ceux de l'armée coloniale.

L'Expression: Que pensez-vous du rapport Stora concernant la réconciliation des mémoires entre la France et l'Algérie?
Ahmed Rouadjia: Ce rapport de 146 pages est une compilation fade et insipide, un remplissage, de ce qui a été dit et redit depuis 60 ans sur les relations algéro-françaises, et franco-algériennes. Il comporte, en outre, une vision à la fois unilatérale et partiale. Car il met sur le même plan victimes et bourreaux, colonisateurs et colonisés, spoliateurs et spoliés, tortionnaires et suppliciés.
Des officiers tortionnaires comme Aussaresses et consorts auraient été «traumatisés» par la guerre d'Algérie de la même façon que les torturés et les pendus nationalistes, tels Larbi Ben M'hidi et Me Ali Boumendjel. Stora verse dans le réductionnisme et l'amalgame lorsqu'il écrit: «La représentation du passé n'est pas un acte anodin quand il s'agit de la guerre d'Algérie, touchant à plusieurs groupes de personnes traumatisées (soldats, officiers, immigrés, harkis, pieds-noirs, Algériens nationalistes); et quand ces représentations entrent en contradiction avec des discours dominants, officiels.» (p.5) En mettant tout ce monde bariolé, aux trajectoires heurtées, dans le même «panier», M.Stora évacue d'un trait de plume les actes génocidaires commis par la soldatesque coloniale (le général Bugeaud[1], le capitaine Pélissier..), et plus tard, par Massu, Aussaresses, Maurice Papon, et quantités d'autres criminels de guerre.
Cet auteur qui s'est revêtu de couleurs politiques diverses (trotskiste, socialiste, libéral...) avant de s'imposer à la fois comme le conseiller favori du «Prince» et comme la coqueluche des médias franco- algériens, est un personnage d'autant plus ambigu que ses écrits sur l'Algérie, dont il a fait sa chasse gardée, ménagent la chèvre et le chou. Dans ce rapport, comme dans tous ses écrits prolifiques, il s'efforce de gagner les bonnes grâces des deux gouvernements, français et algérien. Tout en critiquant l'oblitération de la mémoire française, l'oubli[2], il se garde bien de qualifier de crimes l'entreprise génocidaire conduite par la France coloniale tout au long de 130 ans de domination.
Malgré ce double jeu dont il fait preuve, l'auteur de ce rapport lesté de voeux pieux auxquels il ne croit pas lui-même, inspire pourtant à notre président une confiance quasi absolue lorsqu'il déclare que Benjamin Stora «est sincère et connaît l'Algérie et son histoire, de la période d'occupation jusqu'à aujourd'hui[3]».

Pourquoi le rapport fait-il abstraction des enfumades des Sbéhas et Dahra, de la torture, notamment lors de la bataille d'Alger, la terre brûlée pratiquée en Kabylie? La torture a été dénoncée la première fois par un historien français (Henri Alleg). Pourquoi l'occulter? Lui-même (Stora en parle, dans ses travaux mais pas dans le rapport).
C'est parce que en sa qualité d'historien de la France officielle, mais qui trouve aussi une bonne réception de ses écrits auprès de certains officiels algériens, mais aussi auprès des «intellectuels démocrates» algériens, Stora se trouve donc dans l'obligation d'éviter les sujets qui fâchent. Parler des femmes, d'enfants et de vieillards enfumés naguère dans les grottes du Dahra, et des Sbéhas, de la torture pratiquée par les paras de Massu, d'Aussaresses, de Trinquier, de Godard et des SAS de Challe, c'est ouvrir la boîte de Pandore du passé douloureux de l'Algérie coloniale. Une telle évocation ne peut que contrarier le projet de «réconciliation» souhaité en juillet 2020 par Emmanuel Macron.

Que signifie la construction d'une statue à l'effigie de l'émir Abdelkader dont chacun connaît l'ambiguïté de ses relations avec la France coloniale après sa reddition? Sur quelle base fait-il sa proposition en choisissant l'émir Abdelkader plutôt qu'un autre?
Cette construction a, pour la France, un sens hautement symbolique. Elle est la marque d'une reconnaissance, d'une dette envers l'Emir, dont elle doit s'acquitter rétrospectivement en érigeant à sa mémoire une statue qui perpétue ses gestes et ses souvenirs. En demandant, après quelques années de captivité, à lui et sa suite, de s'exiler en Orient, et d'y mourir en bon musulman, l'émir Abdelkader avait permis à la France d'avoir les coudées franches et de parachever la conquête de l'Algérie. Fort d'une bourse consistante que la France lui a généreusement accordée à vie, il déposera les armes sans se délester pour autant de son titre de commandeur des Croyants, et dans son exil doré, il laissera derrière lui une Algérie sans cesse insurgée contre l'ordre colonial...

Pourquoi le rapport occulte Fadma N'Soumer, cheikh Aheddad et El Mokrani et les milliers d'Algériens déportés, notamment en Calédonie dont la progéniture revendique encore son appartenance historique à l'Algérie...?
C'est parce que ni le commanditaire de ce rapport- en l'occurrence Macron- ni son rédacteur- Stora- n'ont intérêt à remuer des plaies qui risqueraient de faire capoter leur projet de «réconciliation» qui consiste à caviarder tous les aspects choquants de la colonisation. Parler des chefs des insurgés que vous citez, et des affres de la torture infligée à des milliers d'Algériens pendant la guerre d'indépendance, c'est faire preuve d' amende honorable, chose que la France n'est pas prête à faire. L'auteur de ce rapport, qui s'entiche par ailleurs d'impartialité, passe complètement sous silence les exécutions sommaires, la torture des militants avérés et des suspects, des camps de regroupement dignes des méthodes nazies dont les juifs ont souffert tant et plus...Pas un mot sur «la gégène» pratiquée sur une grande échelle lors de la bataille d'Alger de janvier 1957; pas un mot sur le sort qui a été réservé à Larbi Ben M'hidi et à Me Ali Boumendjel par les paras de Massu, et de son exécutant, Paul Aussaresses...

Que signifie la proposition d'absoudre les harkis de leur trahison alors que c'est la France qui les a abandonnés?
Pour l'auteur de ce rapport, les victimes de la guerre d'Algérie ne sont pas seulement les Algériens musulmans; des officiers et des soldats français, des harkis par milliers, des juifs, des pieds-noirs, l'ont été également. Tout ce monde est réductible au même dénominateur. Il met, par ailleurs, sur le même plan les actes des combattants du FLN/ALN et ceux de l'armée coloniale.
Il s'abrite derrière l'autorité de Harbi pour évoquer «les tabous, liés aux conflits internes du nationalisme algérien, à l'histoire des juifs d'Algérie, aux harkis et aux pieds-noirs. Le fait de ne pas avoir traité ces problèmes a «fait le lit de l'islamisme». Il évalue ainsi le nombre de harkis et goumiers à environ 100 000 hommes et il estime à quelque 50 000 les victimes algériennes des actes du FLN/ALN, dont nombre de militants nationalistes authentiques» (p.8 du rapport).
La réconciliation franco-algérienne, pour Stora, ne doit pas consister en une reconnaissance des crimes commis par les armées coloniales françaises durant l'occupation du pays, mais seulement une dénonciation de certaines «bavures» faites par celles-ci lors de «la pacification». Cette réconciliation passe aussi par la célébration des souvenirs et par des hommages aux soldats morts pour la France en Algérie. C'est pourquoi il cite une allocution de Jacques Chirac en date du 5 décembre 2002 où il dit «Je veux rendre l'hommage de la nation aux soldats morts pour la France en Afrique du Nord, il y a presque un demi-siècle. Ils furent plus de 22 000. Je veux saluer, avec ferveur et gratitude, leur dévouement, leur courage, leur jeunesse sacrifiée. Je veux dire à leurs familles meurtries que nous ne les oublierons jamais.» C'est le message que porte ce mémorial national de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie. Jacques Chirac n'a pas oublié, à cette occasion, les harkis.
«Les harkis, disait-il, les membres des forces supplétives, qui ont tant donné à notre pays, ont également payé un très lourd tribut. À eux, à leur honneur de soldats, à leurs enfants qui doivent trouver toute leur place dans notre pays, la France adresse aujourd'hui un message tout particulier d'estime, de gratitude et d'amitié.» (106). Au final, ce rapport se révèle être un plaidoyer retors en faveur d'une «réconciliation» de la France avec elle-même, et en même temps une négation quasi complète de ses forfaits en Algérie, et que la plume de Stora s'évertue vainement à édulcorer...

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