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Tramor Quemeneur, historien, à L’Expression

«Il faut aborder les vrais sujets historiques»

Tramor Quemeneur fait partie de la «nouvelle génération des historiens de la guerre d'Algérie». Entre autres travaux, il est l'auteur d'une remarquable thèse soutenue en 2007 sous la direction de Benjamin Stora: Une guerre sans «non»? Insoumissions, refus d'obéissance et désertions de soldats français pendant la guerre d'Algérie (1954-1962).Tramor Quemeneur y examine les parcours et imaginaires de quelque 15 000 jeunes Français insoumis, déserteurs ou objecteurs de conscience pendant la guerre d'Algérie.

L'Expression: Après les déclarations conjointes des deux présidents Abdelmadjid Tebboune et Emmanuel Macron, pensez-vous que les volontés politiques sont enfin mûres pour aborder sereinement la mémoire et l'histoire algéro-française?
Tramor Quemeneur: Oui, je pense que la déclaration commune prise par les deux Présidents, à l'occasion du voyage d'Emmanuel Macron en Algérie, marque une volonté commune, de part et d'autre de la Méditerranée, de travailler conjointement sur les questions mémorielles et historiques. La commission mixte algéro-française posera le cadre qui permettra d'embrasser les sujets historiques les plus vastes et les plus problématiques, sur toute l'histoire coloniale, pour une meilleure connaissance et une meilleure prise en compte sociale de cette tragique histoire.
Bien entendu, depuis de très nombreuses années, des chercheurs des deux pays, et au-delà, travaillent ensemble. D'ailleurs, le premier colloque international sur la question s'était déroulé en Algérie en 1984.
Depuis, les colloques et les livres se sont multipliés et dans quelques mois un Dictionnaire de la guerre d'Algérie que je codirige avec Sylvie Thénault et Ouanassa Siari Tengour sera publié aux éditions Bouquins, avec une soixantaine de chercheurs algériens, français, mais aussi anglais, italiens, hongrois...
Ce n'est donc pas le travail scientifique qui manque, mais il reste encore beaucoup à faire, et surtout, il faut que nos deux sociétés connaissent mieux cette histoire complexe, l'appréhendent plus sereinement, sans déformations mémorielles ni ruminations. Regarder le passé sans fard, sans faux semblants, avec honnêteté, nous permettra de mieux faire le point - ce sera l'objet de la commission - et de mieux nous projeter vers l'avenir. C'est important pour nos jeunesses.

En tant qu'historien chercheur, quelles sont vos orientations concernant la réconciliation des mémoires françaises et algériennes? Qu'en est-il de vos encadrements au sujet de la classe politique?
Mon travail a toujours cherché à montrer la complexité des phénomènes de cette histoire qui nous lie. Cela demande évidemment d'être implacable sur le constat, sur l'établissement des faits. Mais il convient aussi de voir d'autres phénomènes qui sont en jeu. Ma thèse, réalisée sous la direction de Benjamin Stora, consistait à établir l'histoire des soldats français qui ont désobéi pendant la guerre d'Algérie. Ce sont des personnes qui ont cherché à construire des ponts entre nos deux peuples. Alban Liechti, qui a refusé de porter les armes contre le peuple algérien en 1956, a passé quatre ans en prison avant d'effectuer deux années de service militaire sans mettre de balle dans son fusil pour ne pas avoir à tirer contre des Algériens, écrivait au président de la République française en affirmant: «C'est l'amitié entre Français et Algériens que je veux défendre.... J'entends contribuer à préserver la possibilité de rapports librement consentis, basés sur des intérêts réciproques et le respect des droits de nos deux peuples, et rapprocher le moment où la guerre fera enfin place à la négociation.».
D'un côté, il faut regarder toutes les horreurs en face (des enfumades lors de la conquête aux tortures, aux exécutions sommaires et aux disparitions pendant la guerre d'indépendance, pour prendre quelques exemples), et de l'autre, il ne faut pas méconnaître non plus les rapprochements, les amitiés, qui ont pu exister. C'est uniquement à ce prix que nous pourrons aller vers une réconciliation franco-algérienne. Bien entendu, cette réconciliation ne peut avoir qu'une impulsion politique. Le travail des historiens est de chercher à établir la vérité des faits; le travail des politiques consiste à donner l'impulsion, le cadre propice pour que ce travail historique puisse se faire, et évidemment à poursuivre ce rapprochement ensuite.
Songeons à toutes les commissions bilatérales d'historiens mises en place en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale pour intervenir dans un processus de réconciliation, par exemple franco-allemande, germano-polonaise ou germano-tchécoslovaque. De nombreuses commissions françaises, comme celle sur le Rwanda ou sur les événements survenus dans les départements d'Outre-mer, ont été impulsées par le politique. Il revient alors aux historiens d'oeuvrer au processus de réconciliation historique, sachant que ce travail est une pièce essentielle mais non suffisante du processus.
C'est ce que la politiste Anne Bazin a montré dans une étude sur les différentes commissions bilatérales d'historiens.

Le débat et les tensions politiques ne peuvent-ils pas influencer le travail des historiens des deux côtés?
En effet, les tensions politiques sont vives en ce moment! À la rigueur, de manière un peu provocatrice, je dirais même que c'est bon signe: cela signifie que les lignes bougent. Il y a des personnes, de chaque côté de la Méditerranée, qui ont objectivement intérêt à ce que rien ne change. Ruminer la haine, c'est tout ce que certains savent faire. Il y a bien sûr des mémoires blessées, et il est normal que ces personnes éprouvent davantage de difficultés. Mais beaucoup ont dépassé les rancoeurs et les haines. Les résistances, les réticences, sont avant tout politiques. En France, ce qui est surprenant, c'est de voir que c'est avant tout de l'extrême gauche que viennent les coups, alors que nous aurions pu penser qu'elle aurait soutenu ce rapprochement avec l'Algérie, dans une veine anticolonialiste. C'est dommage, car ils risquent de faire le jeu de l'extrême droite, qui continue, de son côté, à mener campagne avec force en faveur de la réhabilitation du colonialisme.
D'ailleurs, nous entendons ici et là qu'une commission mixte ne serait pas possible ou ne serait pas une bonne idée. Mais personne n'est venu critiquer l'existence de la commission sur le Rwanda présidée par Vincent Duclert, ou encore celle sur le racisme et le négationnisme à l'université Lyon III dirigée par Henry Rousso, pour ne prendre que ces deux exemples.
À entendre certains, on pourrait croire que tout ce qui concerne l'apaisement des mémoires entre la France et l'Algérie ne serait qu'une mauvaise idée ou serait voué à l'échec. Si l'on avait écouté ce genre d'esprits chagrins, la réconciliation franco-allemande ne se serait jamais faite. Pourquoi ne serait-elle pas possible entre la France et l'Algérie? Ce qu'il faut, c'est que - des deux côtés de la Méditerranée - les historiens ayant la volonté de travailler ensemble soient soutenus par les gouvernements, que ceux-ci montrent aussi leur ambition commune et donnent les moyens aux historiens de travailler sereinement. Alors, nous pourrons aller loin...

L'accès et l'ouverture totale des archives réservés uniquement aux historiens composant la commission mixte d'historiens algéro-francaise, tout en excluant les autres catégories, en l'occurrence les étudiants en histoire, les journalistes, les chercheurs, ne constituent-ils pas un mauvais départ pour l'écriture d'un récit mémoriel et historique des deux pays?
Il me semble que le rôle de la commission mixte d'historiens algériens et français est de préparer le terrain pour dresser l'état des lieux de la situation. Pour cela, la discussion doit se faire en toute confiance entre les membres de la commission, dans un premier temps. Après, il est bien évident que cela doit conduire à ce que toute la société s'empare de la question, des étudiants aux chercheurs, en passant par les journalistes. Il reste toutefois des sujets sensibles, comme la question nucléaire ou encore des dossiers qui touchent à la vie privée des individus, qui ne peuvent être mis entre toutes les mains car cela pourrait poser des problèmes de sécurité publique ou de diffamation par exemple. C'est pour cela que dans la loi sur les archives, il existe différents délais de consultation.
Néanmoins, il n'appartient pas à la commission mixte de dire «toute l'histoire», une fois pour toutes. Cela n'aurait évidemment aucun sens. Il s'agit de poser le cadre, de dresser l'état des lieux de ce qui existe et de ce qui est à faire, de poser les jalons pour défaire les noeuds mémoriels qui existent et commencer à avancer ensemble, pour que des réponses puissent être apportées non seulement par les membres de la commission, mais aussi par l'ensemble de la communauté scientifique jusqu'au grand public. C'est la seule manière pour que nous puissions tendre vers un maximum de vérité, sachant que celle-ci est un but que l'on cherche à atteindre, que l'on peut approcher mais qui est toujours un peu plus loin... Les commissions bilatérales d'historiens ont travaillé sur des sujets vastes: les événements bien entendu, les chiffres et les bilans, ou encore les manuels scolaires. Songeons au manuel d'histoire franco-allemand qui a été publié. Il résulte d'un long processus, mais qui l'aurait cru il y a cinquante ans?

La commission mixte d'historiens ne doit-elle pas être choisie par les historiens des deux pays, autrement dit que les historiens algériens élisent leurs représentants et pareil du côté français?
Je crois que la désignation des membres de la commission mixte doit se faire en bonne intelligence, sur un mode de confiance mutuelle et réciproque. Il s'agit de désigner des membres qui sont à même de travailler ensemble, sur une longue période. Le but est de produire des résultats qui aient du sens. Si la défiance est présente dès la création de la commission, nous pouvons être certain que cela ne produira rien de bon. Bien entendu, les représentants peuvent être choisis par leurs pays respectifs, mais ce qui doit présider avant tout, c'est cette confiance, la seule à même de produire les meilleurs résultats, ceux qui iront le plus loin. Sinon, nous risquons de nous retrouver avec des membres qui bloqueront toute avancée.
Est-ce cela que nos deux pays veulent? Non, je ne le crois pas. Ils veulent des réponses sur des questions aussi importantes que les essais nucléaires, les disparus, la répression durant la conquête (avec la restitution des restes des résistants algériens) ou encore la question de l'ouverture des archives. Si nous parvenons à nous entendre sur tous ces sujets, nous aurons effectué de grandes avancées. Pour y parvenir, une équipe de chercheurs algéro-française aguerrie et soudée, permettra d'avancer ensemble! 

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