Dr Miloud Chennoufi, professeur de relations internationales, à L'Expression
«L'Occident est obsédé par la Russie»

Spécialiste des questions géostratégiques, Miloud Chennoufi, chercheur algérien établi au Canada, décortique les enjeux du moment dont la guerre en Ukraine est le marqueur. Il énumère les enseignements à tirer de cette guerre et ce que peuvent être ses répercussions. Sur les prémices d’un nouvel ordre mondial, il considère que nous vivons dans un système multipolaire complexe. Il estime nécessaire de distinguer deux choses : la crise du système hégémonique occidental et l’avènement d’un nouvel ordre mondial.
L'Expression: La guerre en Ukraine a été déclenchée, il y a plus de 16mois. Au-delà des dégâts qu'elle engendre, quelles sont les leçons à retenir de ce conflit?
Miloud Chennoufi: La première est qu'un État d'une puissance modeste comme l'Ukraine ne doit pas jouer son destin sur des promesses de soutien étranger, surtout lorsqu'un litige l'oppose à un voisin encombrant et plus puissant.
Le cas échant, ledit État s'offre de plein gré comme terrain d'affrontement entre des puissances qui cherchent d'abord et avant tout leurs intérêts. Il était dans l'intérêt des Ukrainiens de veiller à ce que le contentieux qui les opposait aux Russes ne fut pas compris comme une confrontation entre l'Occident dont ils feraient partie et la Russie qui représenterait un Autre irréductible. Il est vrai que l'Ukraine bénéficie, aujourd'hui, de largesses considérables provenant des États-Unis et de leurs alliés, mais en réalité, on les pousse à s'engager toujours un peu plus dans une mission-suicide. Qu'on songe à la boucherie qui s'est avérée être la contre-offensive terrestre ukrainienne, menée dans la folie la plus totale sans couverture aérienne.
L'autre leçon est que la puissance militaire ou économique ne se transforme pas automatiquement en gains dans les rapports de force.
La supériorité militaire de la Russie lui a permis de s'emparer de la Crimée et d'occuper de larges territoires à l'est de l'Ukraine, mais en même temps, la Russie ne prévoyait pas de s'engager dans un conflit aussi long et endurer un coût aussi élevé, ou que des pays neutres comme la Suède et la Finlande décident d'intégrer l'Otan, alors que la stratégie de la Russie était justement de freiner une telle expansion militaire occidentale à ses portes. Pas plus que les Occidentaux ne prévoyaient la résilience de l'économie et de la diplomatie russes.
Enfin, cette guerre nous permet de rappeler que le manque d'imagination dans la résolution des conflits a un prix élevé. Avec un peu d'imagination, la guerre aurait pu être évitée. La Russie et l'Ukraine avaient de vieilles préoccupations légitimes avant le conflit. Des préoccupations de sécurité pour la Russie; de souveraineté pour l'Ukraine. Ces préoccupations auraient très bien pu être prises en charge dans le cadre d'un accord global.
Les Russes et les Ukrainiens aurait pu être eux-mêmes les architectes d'un tel accord. L'obsession occidentale d'encercler la Russie en cooptant un à un ses pays limitrophes à travers l'adhésion à l'Otan et/ou à l'UE, et l'obsession russe d'exercer un contrôle ferme sur ces mêmes pays, ont conduit à la situation actuelle.
Des observateurs soutiennent la thèse que ce conflit est en train d'accélérer, avant même son épilogue, l'avènement d'un nouvel ordre mondial qui remettrait en cause l'hégémonie de l'Occident? Y a-t-il des faits qui accréditent cette thèse?
Il est nécessaire de distinguer deux choses: la crise du système hégémonique occidental et l'avènement d'un nouvel ordre mondial. La guerre en Ukraine a révélé la première, mais ne permet pas d'affirmer la seconde. Le vote à l'Assemblée générale de l'ONU quelque temps après le déclenchement des hostilités mérite l'attention. Si l'invasion russe a été presque unanimement condamnée, une bonne partie du monde s'est opposée à l'exclusion de la Russie du Conseil des droits humains, et presque le monde entier à l'exception de l'Occident et de quelques alliés a rejeté les sanctions contre la Russie, ce qui a eu l'effet d'un choc. Cela signifie que nous vivons dans un monde où déclencher une guerre ne suscite pas l'enthousiasme, pas même auprès de vos amis, mais en même temps l'Occident n'est plus capable de décider seul et s'attendre ensuite que le reste du monde acquiesce et s'aligne pour lui servir de multiplicateur de puissance.
Pourquoi selon vous?
La raison la plus déterminante est l'élément de légitimité. Suite à la guerre froide, les États-Unis se sont retrouvés dans une situation impériale; une vaste économie avec un marché en expansion et un dollar admis partout comme monnaie de référence, l'armée la mieux équipée et la mieux entraînée au monde, une culture populaire admirée et mimée dans le monde entier, etc. Ils avaient devant eux un champ totalement libre. La nature humaine étant ce qu'elle est, les Américains se sont montrés incapables de comprendre le caractère anachronique tout-à-fait anormale de la situation, et n'ont donc pas agi de façon à doubler leur puissance d'une légitimité en prêtant attention aux revendications de justice dans le monde: sur la question palestinienne, sur la question du développement, sur la question de l'usage de la force, etc. Ils ont fait exactement le contraire. Les Palestiniens ont été réduits à vivre sous un système d'apartheid brutal et cruel qui bénéficie d'un soutien aveugle à Washington, les institutions financières internationales dominées par les États-Unis ont pratiqué une politique visant à fixer dans la durée une division internationale du travail qui ferme à jamais les portes du développement aux trois-quarts de l'humanité, et des guerres meurtrières et aveugles ont fauché la vie à plus d'un million de personnes.
À un expert qui voulait attirer l'attention des décideurs autour de George W. Bush sur l'importance de prêter attention à la réalité complexe du monde, on a répondu «nous sommes un empire maintenant, nous pouvons créer notre propre réalité». C'était à l'évidence une illusion qui s'est manifestée dans l'erreur de croire qu'ils pouvaient déclencher des guerres comme bon leur semblait et en sortir victorieux sans égard à la réalité qui indiquait le contraire. Ou l'erreur de penser que la mondialisation allait évoluer selon leurs désirs, que la Chine et d'autres pays du sud allaient se contenter de la place d'usine du monde avec des secteurs à fort contenu de main-d'oeuvre et des marchés totalement ouverts, alors que les États-Unis, de leur côté, devaient dominer les secteurs à fort contenu technologique. Or, la logique même de la mondialisation indiquait le contraire comme le montre l'émergence de nouveaux pôles économiques qui, tout en étant bien intégrés à l'économie mondialisée, ne sont pas structurés selon les desseins américains.
Sommes-nous devant une nouvelle séquence annonciatrice véritablement d'un nouvel ordre mondial?
De fait, nous vivons dans un système multipolaire complexe. Le mot clé ici c'est «complexe». Cela signifie deux choses. D'une part, qu'en dehors du pôle occidental, les autres pôles ne sont pas structurés selon une logique d'alliance aussi rigide que ce qu'on a connu par exemple sous la bipolarité de la guerre froide qui, elle, connaissait des alignements idéologiques irréductibles; les différents États sont, aujourd'hui, dans une constante recherche pragmatique de leurs intérêts et ne sont le plus souvent pas disposés à servir tel ou tel pôle de puissance pour des raisons idéologiques voulues par les puissants. D'autre part, et c'est l'essentiel, malgré toute la rivalité que nous observons, l'interdépendance demeure très forte; par conséquent et objectivement, la marge de manoeuvre des uns et des autres est plutôt réduite. La Chine qui est parfaitement consciente de sa puissance est également consciente que les marchés occidentaux demeurent vitaux pour son économie. De la même manière, les États occidentaux, y compris les États-Unis, savent parfaitement bien qu'ils ne peuvent pas se passer de la Chine.
L'objectif déraisonnable des États-Unis est de revenir à l'unipolarité des années 90. Avec un manque d'imagination édifiant, ils cherchent à mobiliser l'Asie contre la Chine comme ils avaient mobilisé l'Europe contre l'Urss. Ils le font encore une fois sans égard au principe de réalité. Qu'il s'agisse de l'Inde ou des pays du sud-est asiatique, tous les pays veulent plus d'opportunités économiques avec tout le monde, mais très peu se montrent enthousiastes à l'idée de servir de plate-forme d'endiguement de la Chine. La raison est simple: la Chine procure des opportunités économiques et ne représente une menace existentielle pour pratiquement personne.
Le cercle des opposants à la domination de l'Occident s'est organisé autour du club des Brics, qui se présente à vocation économique, mais qui agit sur un fond géopolitique. Dans quelle mesure le club des Brics va-t-il impacter les relations internationales?
Lorsqu'on parle des Brics, on pense à la Chine du fait de sa montée en puissance et à la Russie du fait du conflit ouvert qui l'oppose à l'Occident. C'est précisément de ce groupe qu'émanent toutes les idées innovantes concernant l'architecture financière mondiale, notamment la diversification des monnaies de réserve, et une conception du développement en rupture avec les stratégies anti-développementales du FMI et de la Banque mondiale.
Il me semble cependant qu'il faut porter l'attention sur l'Inde. Sa position stratégique actuelle est indicative de la multipolarité complexe. Voilà un État qui appelle de ses voeux à l'émergence d'un monde multipolaire, en même temps qu'il refuse obstinément de s'aligner complètement sur telle ou telle puissance. L'Inde n'oppose jamais un non catégorique aux puissances qui la sollicitent, mais elle n'accepte pas non plus d'adopter une ligne de conduite correspondant aux intérêts des autres. Son refus de participer aux sanctions contre la Russie ne l'empêche pas d'accepter le partenariat technologique avec les États-Unis, mais ce partenariat ne l'a pas amenée à jouer le rôle de cheval de Troie militaire contre la Chine dont elle souhaite intégrer le réseau d'infrastructures. L'Inde est au centre de ce que les États-Unis et leurs alliés appellent «stratégie indo-pacifique» visant à encercler la Chine, la couper du monde et l'amener à son ancien état de dépendance. On ferme donc les yeux sur les atteintes aux droits humains des minorités, notamment la minorité musulmane, et les dérives autoritaires du gouvernement indien actuel.
En fait, les États-Unis souhaiteraient instrumentaliser l'Inde contre la Chine, exactement comme ils croient avoir instrumentalisé la Chine contre l'Union soviétique dans les années 80. Mais de nouveau, sans égard à la multipolarité complexe dont nous avons parlé. L'Inde a clairement signifié qu'elle n'allait pas intégrer la sorte d'Otan asiatique visant à endiguer la Chine, et qu'elle ne souhaitait pas participer au fameux découplage (un lieu commun dans le discours américain actuel sur la Chine) de son économie par rapport à la Chine (un euphémisme très répondu dans les cercles américains qui signifie décrocher la Chine de la chaîne mondiale d'approvisionnement). Par contre, et comme le montre la récente visite du Premier ministre indien Modi à Washington, l'Inde est très heureuse de la coopération avec les États-Unis dans le domaine des technologies avancées et de l'industrie militaire. Elle voit également d'un très bon oeil le récent enthousiasme des pays anglosaxons à l'égard de son inclusion comme membre permanent au Conseil de sécurité.
L'avenir nous dira si cela va suffire pour la faire s'aligner totalement sur les États-Unis. C'est peu probable, mais une chose est certaine, le groupe des Brics doit montrer à l'Inde que c'est dans son intérêt de ne pas le quitter.