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Pierre Audin à L’Expression

«La jeunesse peut guérir les blessures mémorielles»

Pierre Audin a de qui tenir. Il est le fils de Maurice Audin, militant de l'indépendance algérienne. Son père a été enlevé puis assassiné en 1957 par l'armée française et son corps n'a jamais été retrouvé. Invité à s'exprimer sur le rapport Stora, traitant de la question mémorielle entre la France et l'Algérie, Pierre Audin s'ouvre à L'Expression. Il revient alors sur les symboliques proposées par le document de Benjamin Stora, la question des archives. Pierre Audin va au-delà des apparences et propose un remède par le rapprochement des citoyens algériens et français et surtout les jeunes capables de créer le déclic de mémoires réconciliées.

L'Expression: En déclarant à partir d'Alger que «le colonialisme est un crime contre l'humanité», le président Emmanuel Macron n'a-t-il pas facilité la voie à Benjamin Stora dans son rapport?
Pierre Audin: En effet, tout le monde le sait que c'est à partir d'Alger que le président Emmanuel Macron a qualifié la colonisation de crime contre l'humanité. Il n'était alors que candidat! Mais depuis qu'il est devenu président de la République française, il n'a plus jamais répété cette formule. Or, il a fait une déclaration politique le 13 septembre 2018, qu'il a remise à Josette Audin. Beaucoup de gens en ont parlé ou en parlent, sans l'avoir lue. Cette déclaration du président de la République correspond, partiellement, aux demandes de ma mère: -le président français reconnaît que Maurice Audin a été victime d'un système, appelé arrestation-détention: arrestation arbitraire, suivie de tortures puis d'exécution sommaire - le président ne sait pas dire ce qui est arrivé à Maurice Audin, s'il a été assassiné ou exécuté, ni où se trouve son corps, ce qui était une des demandes de ma mère, qui est finalement décédée sans le savoir -le président dit que des milliers d'Algériens ont subi le même sort que Maurice Audin, victimes du même système arrestation-détention mis en place par l'armée française avec l'appui des autorités de la République
- le président dit qu'il va décider une dérogation générale sur les archives concernant tous les disparus de la guerre d'Algérie, Français et Algériens, civils et militaires - le président appelle les témoins encore vivants à dire ce qu'ils savent - le président appelle les détenteurs d'archives privées à les remettre aux archives nationales - c'est important car il ne s'agit pas d'un rapport, mais d'une décision politique du président de la République française.
Dès cette déclaration officielle faite, l'association Josette et Maurice Audin et le site histoire coloniale et postcoloniale ont ouvert le site 1000autres.org qui cherche à recenser les milliers d'autres Maurice Audin, les Algériens qui ont disparu pendant la «bataille d'Alger», et à établir les circonstances de leurs disparitions. Actuellement, le site en est à plus de 300 personnes. C'est du concret.
Par contre, la dérogation générale annoncée par le président pour tous les disparus n'est toujours pas faite, elle l'a été seulement en septembre 2019 pour le seul Maurice Audin, ce qui n'apportait rien, puisque ça avait déjà été fait avec le président précédent. L'appel à témoins et à la récupération des archives privées n'a pas été médiatisé, il est resté dans cette déclaration (qui a été peu lue).

Le rapport Stora n'est-il pas une occasion pour profiter de libérer la parole, entre Alger et Paris?
Le rapport de Benjamin Stora propose des pistes, fait des préconisations au président de la République. Celui-ci suivra tout ou partie de ces préconisations. Benjamin Stora suggère des gestes symboliques, comme l'édification d'une stèle en hommage à l'Emir Abdelkader, ou l'entrée de Gisèle Halimi au Panthéon. Ce sont des symboles qui concernent la France.
En France, le seul monument en hommage à un combattant de l'indépendance de l'Algérie, c'est le cénotaphe de Maurice Audin au cimetière du Père-Lachaise à Paris. Honorer l'Emir Abdelkader comme combattant contre la colonisation serait un symbole important. Benjamin Stora suggère aussi de reconnaître la vérité sur Ali Boumendjel: c'est un symbole de la lutte pour l'indépendance, comme Maurice Audin.
Benjamin Stora fait d'autres préconisations comme la création d'une commission «Mémoire et Vérité» qui pourrait recueillir la parole des témoins frappés douloureusement par cette guerre, pour établir plus de vérités, et parvenir à la réconciliation des mémoires. Mais depuis le 20 janvier, le président n'a pas donné de signal sur ce qu'il compte faire: pour le moment, il ne fait rien. Ce n'est donc pas Benjamin Stora qu'il faut critiquer. Quant au côté algérien, il est bien silencieux sur ce qu'il compte faire.

En France, les discussions sur la colonisation et la guerre en Algérie sont une source de clivage politique. Derrière «l'Algérie», les politiques parlent d'identité nationale, d'immigration ou de cohésion sociale. Qu'en pensez-vous?
Ce clivage n'a pas changé depuis l'indépendance de l'Algérie. Il est sans doute moins violent qu'à l'époque des «événements d'Algérie», mais il subsiste.

On parle de plus en plus de la guerre d'Algérie, mais de moins en moins de la colonisation. N'est-ce pas une manière de biaiser le débat?
Je ne crois pas. Indépendamment du rapport de Benjamin Stora, c'est la mort de George Floyd qui a été le déclencheur d'un mouvement remettant en cause les symboles de l'esclavage et de la colonisation. J'ai ainsi participé en septembre 2020 à une action au métro Galliéni pour demander à ce que la station de métro soit renommée «Josette et Maurice Audin» pour mettre en avant plutôt des gens qui représentent la lutte de libération des peuples que des bouchers de la colonisation (Galliéni est un massacreur de Madagascar, Josette et Maurice Audin ont participé à la lutte pour l'indépendance de leur pays, l'Algérie).

La demande de la levée des restrictions à l'accès des documents concernant les épisodes les plus controversés de la France et datant de plus de cinquante ans est restée lettre morte. Pourquoi à votre avis toutes ces restrictions?
Il faudrait parler des archives algériennes: elles sont cadenassées, et cela n'incite pas à soutenir la «demande» algérienne que la France restitue à l'Algérie les archives d'avant 1962. De toute façon, ces archives sont en cours de numérisation, et finalement tout sera disponible pour tout le monde, peu importe où elles seront stockées. La vraie question est donc l'accessibilité aux archives.
Selon la loi française, les archives sont consultables après un délai de 50 ans. Mais il y a une règle administrative, IGI1300, qui ne respecte pas la loi et impose de ne pas rendre consultable des documents qui avaient été tamponnés «secret défense» tant que ces documents n'ont pas été tamponnés de nouveau avec un tampon
«déclassifié». Et cela concerne tout document plus récent que 1934. C'est contraire à la loi et d'une absurdité totale. Je peux donner un exemple.
Le 15 janvier 1962, le général de corps d'armée Ailleret, commandant supérieur des Forces en Algérie, écrit au juge d'instruction Hardy du tribunal de grande instance de Rennes. Une copie du courrier est conservée au ministère de la Défense, tamponnée secret défense. En février 2012, le ministre de la Défense remet (entre autres documents) cette lettre à Josette Audin, le tampon
«secret défense» étant surchargé d'un autre tampon «déclassifié». Mais cette lettre a fait l'objet de multiples copies (dans l'armée et au tribunal).
L'exemplaire remis à Josette Audin est l'une de ces copies. On trouve dans les archives du tribunal de Rennes deux copies de cette lettre, toutes deux tamponnées «secret défense». Mais ces exemplaires n'ont pas reçu le tampon «déclassifié». Ces deux exemplaires ne sont pas consultables, par personne, tant que le ministère de la Défense ne les a pas tamponnés eux aussi du fameux tampon
«déclassifié». Or tous ces exemplaires ont plus de 50 ans et la loi dit qu'ils sont consultables.
Une requête a été déposée au Conseil d'Etat par des associations et des citoyens. Réaction de l'administration? Elle décide d'une nouvelle règle, qui durcit les conditions d'accès, permettant par exemple de décider aujourd'hui de classer «secret défense» un document ayant plus de 50 ans, le rendant ainsi consultable avant longtemps: si l'administration le tamponne aujourd'hui «secret défense» ce n'est pas pour apposer immédiatement un tampon «déclassifié» sur le premier tampon. Ce changement de rédaction de la règle a ainsi obligé au dépôt d'un nouveau recours en Conseil d'Etat.
Il faut bien voir que cette règle sur le «secret défense» pose un vrai problème aux historiens, en particulier les jeunes chercheurs, ceux qui rédigent une thèse, dans un temps limité, et qui ne peuvent pas attendre des mois ou des années que l'administration veuille bien tamponner un document dont ils ont besoin. Ainsi, le président de la République a annoncé le 13 septembre 2018 qu'il y aurait une dérogation générale sur toutes les archives concernant les disparus de la guerre d'Algérie: Français et Algériens, civils et militaires. Cette décision politique, conforme à la loi, se heurte à la règle administrative. La règle est édictée par le Sgdsn (secrétariat général à la défense et la sécurité nationale): il y a donc en quelque sorte rivalité entre l'armée et le président, au mépris de la loi.
Enfin, cette habitude du «secret-défense» est assez typique de la France. Un collectif a été créé, le «Collectif secret défense un enjeu démocratique». Il regroupe 16 affaires qui se heurtent au «secret défense», dont la moitié concerne la (néo)colonisation. Car l'accès aux archives est un des acquis de la Révolution française. C'est toujours un enjeu pour les citoyens.

Pensez-vous que les volontés politiques de Paris et d'Alger sont mûres et prêtes à évoluer sur des terrains constructifs pour aboutir à une réconciliation des mémoires des deux rives de la Méditerranée?
Alger semble moins prêt que Paris. Abdelmadjid Chikhi a aussi un rapport à rendre à son président. Ensuite, le président algérien aura lui aussi à suivre ou ne pas suivre les préconisations de Abdelmadjid Chikhi. Il faudrait que les deux parties soient prêtes à travailler ensemble pour que ce travail puisse commencer. Il sera sans doute difficile de «réconcilier» les mémoires, mais se dire la vérité les uns aux autres devrait être une façon de préparer un avenir commun.

Quelles sont, selon-vous, les voies permettant de réconcilier et dépassionner les mémoires?
Le prix Maurice Audin est un exemple de ce que l'on peut faire. Ce Prix est décerné à deux mathématiciens, l'un qui exerce en France, l'autre qui exerce en Algérie. Et le Prix consiste à permettre au lauréat d'aller présenter ses travaux à ses collègues de l'autre pays. C'est une façon de s'appuyer sur le passé pour construire l'avenir. Dans ce cas, il s'agit de la coopération scientifique entre mathématiciens.
Les contacts s'établissent. Cela pourrait être fait dans tous les domaines: scientifique, musical, culturel, sportif, associatif, etc. Les coopérations peuvent se construire sans attendre que les pouvoirs français et algérien aient enfin décidé de le faire. Dans leur grande majorité, les peuples sont prêts à coopérer. Faisons-le. Dans tous les secteurs spécialisés envisageables. Et appuyons-nous sur la jeunesse des deux pays.

Tassadit YACINE Et Kamel Lakhdar Chaouche

De Quoi j'me Mêle

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