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Retour sur une histoire tourmentée de l’époque antique à nos jours

Le long fleuve algérie

L’Algérie traverse, aujourd’hui, des moments graves de trouble moral. Il semble qu’un poison pernicieux travaille à l’endommager, à l’égarer, à la réveiller aux instincts ataviques qui l’ont longtemps empêchée d’établir un État centralisé et d’échapper à l’occupation étrangère. Par bien des aspects, ses faits et actes traduisent non pas les vertus profondes de son peuple, mais un courroux qui grandit à mesure que ce dernier estime, à tort ou à raison, que ses gouvernants ne l’écoutent pas et qu’ils sont inefficaces dans leur façon de faire.

Trois sujets de préoccupation parmi d'autres sont révélateurs de ce trouble: la crispation identitaire, ayant donné naissance au MAK qui menace de lézarder le mur de l'unité nationale; la diabolisation de l'institution militaire par des courants d'opinion plus ou moins actifs dans la société; l'assassinat crapuleux, le 11 août 2021, à Larbaa Nath Irathen, de Djamel Bensmaïn, dans un contexte marqué par un embrasement sans précédent du patrimoine forestier. Ce sont des sujets graves qui convient à la réflexion autour des clés nécessaires à la compréhension de nos défaillances et à la recherche des voies menant vers le haut, pour éviter à l'État de sombrer. L'ambition de cette contribution est de fournir à ceux qui se donneront la peine de la lire, des éléments objectifs d'appréciation d'une situation où se joue sérieusement l'avenir du pays. Il s'agit principalement de notre identité, de notre jeune État et de son Armée, vus sous l'angle de la crise actuelle où nous assistons à la ruine d'une classe politique incapable de produire un idéal fédérateur, ni de mobiliser le peuple. Comment l'Algérie a-t-elle émergé des eaux troubles et tumultueuses de l'histoire? À quels référents culturels et idéologiques s'est-elle adossée pour se forger, tout à la fois, une identité et un statut d'acteur dans le mouvement historique? Comment l'armée est-elle devenue le principal pilier de l'État naissant en 1962? Pourquoi s'avère-t-il prématuré, pour les politiques, de se délester de cette institution en ces temps périlleux que traverse le pays?
Depuis près de deux cents ans (1830-2021), le sang et les larmes n'ont pas cessé de couler en Algérie. L'occupation et la répression coloniales (1830-1954), la guerre de libération (1954-1962), les crises plus ou moins violentes de l'époque post-coloniale ont fait des millions de morts. Tout au long de cette histoire douloureuse, l'Algérie s'installa en tant que «Nation et Société», (expression de Mostefa Lacheraf, 2004), dans les coeurs des gens tout en s'ouvrant progressivement à la culture du Monde moderne. Malgré les violences infligées par ce dernier, elle ne s'est pas enfermée dans ses conditions de vie originelles. Dès la fin du XIXe siècle, des esprits éclairés sont allés à la rencontre du formidable mouvement de liberté et d'émancipation, né en France, au milieu du siècle précèdent, sous la plume d'une poignée d'intellectuels de génie. Ils en ont semé patiemment les idées dont allaient se prévaloir réformateurs et révolutionnaires dans leur assaut contre la citadelle coloniale tout au long de la première moitié du XXe siècle. Ces idées subversives trouvèrent un terrain d'expression dans des organisations nouvelles. D'autres esprits éclairés s'inspirèrent d'un mouvement d'éveil similaire apparu en Orient, au XIXe siècle, sous l'impulsion de penseurs locaux d'une carrure exceptionnelle, tels le Cheikh Attar, Rifaa al Tahtaoui, Djamal Eddine El Afghani ou encore Mohamed Abdou. Ils s'étaient assignés la mission d'oeuvrer au retour à l'esprit authentique de l'Islam et à son adaptation au Monde moderne. En Algérie, l'idéal émancipateur sera porté, à partir de 1926, par Messali Hadj, tandis que l'idéal réformateur sera porté, dès la fin de la première guerre mondiale, au plan séculier, par l'émir Khaled d'abord, puis Ferhat Abbas et, au plan de la religion, à partir des années 1930, par Abdelhamid Ben Badis. Dans tous les cas, c'est bien l'époque moderne qui a servi de cadre de référence aux précurseurs de la Révolution du 1er Novembre 1954, ainsi qu'aux oulamas algériens dans leur résistance culturelle à l'occupation coloniale. Ce n'est pas du tout l'époque antique, pourtant marquée du sceau de la bravoure légendaire de grands résistants à l'occupation romaine, tels Youghourta et Takfarinas.
Pourquoi? Parce que, en l'absence d'une organisation étatique durable et libre de ses mouvements, au sens historique du mot, cette résistance héroïque, de courte durée, n'a pas empêché maints conquérants, dès le 1er siècle de l'ère chrétienne, de s'emparer successivement du territoire de l'Algérie actuelle, mais sans parvenir à en assimiler les populations. Seul l'islam a réussi le tour de force d'y produire des organisations à caractère étatique et à poser les bases d'une civilisation qui a permis aux Berbères de se gouverner eux-mêmes, leur évitant, ainsi, de sombrer dans les abîmes de l'histoire et leur permettant de devenir des acteurs à part entière sur la scène politique pendant d'assez longues périodes. Aussi, en préparant leur révolution nationale du 1er Novembre 1954, les Algériens ne se sont pas laissés distraire par la question identitaire soulevée à Paris par un groupe de militants berbéristes.
C'est que les plus éclairés parmi ces Algériens, à la pointe du combat nationaliste, voulaient que l'Algérie cesse d'être un pays de tribus et de peuplades, tant de fois écrasé par les envahisseurs romains, vandales, byzantins, français, et auquel ces derniers se sont acharnés à vouloir le réduire durant plus d'un siècle d'occupation. Sans se laisser entraîner dans les polémiques sur le passé, ils avaient surtout à l'esprit la déchéance de ce que Malek Bennabi qualifie d'époque post- almohadienne, ainsi que les millions de morts de l'époque coloniale qui sont partis sans voir surgir l'aurore de la liberté. Ils avaient aussi l'esprit tourné vers le présent et l'avenir. Car, pour ces avant-gardistes, il n'y a qu'une Algérie, faite autant de passé que de futur, de réalité que d'idéal, d'évocation que d'aspirations.
Et cette Algérie-là, ils ne voulaient pas qu'elle «subisse le sort de ceux qui sont dépassés» ni que son peuple, «mal orienté», sombre dans «l'immobilisme et la routine», ou bien qu'il «se désagrège progressivement à la grande satisfaction du colonialisme» (proclamation du 1er Novembre 1954). Selon cette approche, il était bien clair qu'un nationaliste ne pouvait pas s'imaginer être identifié simplement par son ethnie ou son douar de naissance. Ce serait aberrant et appauvrissant pour lui. Car amputer un amazigh, par exemple, de ses dimensions islamique et arabe, équivaudrait, tout simplement, pour lui et pour sa communauté, à les réduire à quelque chose d'inférieur à eux-mêmes. C'est bien ce que la majorité des militants du Mouvement national d'origine kabyle avait parfaitement saisi en se dressant résolument contre les instigateurs de la crise dite berbériste de 1949.
Jetant sur l'histoire préislamique de l'Algérie un regard lucide, ils avaient compris que le vrai n'est pas dans l'émotion mais dans la droite raison ni dans les élucubrations des abstracteurs et des idéologues mais dans les faits. En scrutant, avec intelligence et rigueur, les traces laissées par les civilisations de l'Antiquité dans le Bassin méditerranéen, ils n'ont trouvé, à vrai dire, que bien peu de choses à mettre au crédit des populations berbères du Maghreb actuel. Ni vestiges architecturaux, scientifiques, techniques, artistiques et autres, comparables à ceux laissés dans d'autres contrées telles l'Egypte, la Grèce, l'Italie ni productions littéraires ou juridiques dans des langues locales. Il se sont alors rendus compte que c'est l'islam qui porta la civilisation aux Imazighen qui ne sont devenus des sujets de l'histoire qu'à la faveur du phénomène coranique. Celui-ci leur a fourni, en effet, des repères qui allaient jalonner le long processus de formation nationale sur le territoire de l'Algérie actuelle. Et c'est ainsi que le meilleur de cette Algérie, qui allait se faire nation, est, bien sûr, le socle de l'Algérianité sur lequel elle aura réussi à poser ses trois piliers inébranlables: amazighité, Islamité, arabité. C'est aussi l'esprit de résistance qu'elle a su entretenir, génération après génération, à travers toutes les parties de son vaste territoire. Ce sont enfin, plus récemment, les idées émancipatrices qu'elle a contribué à semer lorsqu'elle était à la pointe du combat anti-colonialiste, puis du mouvement des pays non-alignés, ainsi que du nouvel ordre économique international dans les années 1970. C'est dire, qu'aucune des trois dimensions de l'identité algérienne n'est la propriété ou le signe distinctif d'un quelconque parti ou groupe. Il s'agit d'éléments solidaires de l'esprit algérien qui forment le tempérament national.
C'est de leur combinaison qu'est née ce que Mouloud Mammeri qualifie précisément d'Algérianité. Pour lui, «la berbérité est une dimension absolument fondamentale de l'Algérien, mais ce n'est pas un ghetto». On peut en dire autant de l'islamité et de l'arabité. Le berbère, dit-il, est «réalité linguistique et culturelle».Une réalité qui est l'un des trois titres de noblesse de l'identité algérienne avec l'Islam et sa langue, qui ont permis à cette nation de se forger autour d'un idéal de liberté et d'une histoire mouvementée qui s'est accélérée au cours des 132 années (1830-1962) de l'époque contemporaine. Face à l'adversité, ses membres ont fini par comprendre qu'aucune tribu, aucune région ne se suffit assez à elle-même, dans son isolement, pour pouvoir se passer de communion avec d'autres, en ce qui concerne aussi bien sa libération du joug colonial, que l'amélioration de ses conditions matérielles et la satisfaction de ses besoin moraux. Tel est, en tout cas, l'enseignement de l'expérience historique qu'il paraît important de ne jamais oublier.
Cette expérience se poursuivra sous d'autres formes et dans d'autres contextes après l'accession à l'indépendance en 1962. À cette date, en effet, il restait ce qu'il y a de plus redoutable: établir un État qui mette les choses à leur place, et déblayer la voie de la décolonisation qui mène du sous-développement au développement. Cette voie avait été déjà tracée par le Conseil national de la révolution algérienne (Cnra), réuni à Tripoli du 27 mai au 7 juin 1962, dans un programme dont le contenu avait fait l'unanimité des participants. Les divergences apparurent dès que la question du pouvoir avait été abordée alors que l'État n'existait pas et que la seule légitimité qui prévalait était celle de la participation à la Guerre de Libération nationale.
Or, cette légitimité était d'autant plus vacillante que le terrain était miné par l'ambition et l'incompatibilité des tempéraments individuels des protagonistes, que la guerre avait, momentanément évacuées. Quant à la société, elle était si exsangue et tellement confiante qu'elle se déchargea de tout sur les chefs de la Révolution. Incapables de s'entendre, ces derniers se sont alors dispersés avant d'installer le chantier d'un ordre nouveau sur les décombres de l'ordre colonial.

Ils se sont ainsi mis dans l'impossibilité d'assumer collectivement la tâche immense que le programme révolutionnaire adopté par le Cnra leur dictait. Aussi, se sont-ils vus, tout naturellement, déborder par la seule force structurée et cohérente de l'époque: l'Armée de Libération nationale. Ceux qui, par pragmatisme, y avaient vu un acteur incontournable, avaient vite compris qu'au milieu de la tempête, le principe démocratique ne peut à lui seul assurer la paix civile et conjurer les démons du wilayisme et du tribalisme. L'ordre, la discipline et la contrainte sont nécessaires pour conduire la Révolution à son terme. Et, pour l'heure, seule l'armée en avait les capacités. Car il s'agissait bel et bien d'une révolution qui avait besoin de fermeté dans le dessein, de rigueur et de sérieux dans l'exécution.
Et c'est ainsi que le programme de Tripoli fut doté d'un instrument fiable et que l'armée allait se trouver, par la force des choses, en première ligne où elle jouera les principaux rôles. C'est le pari qui avait été fait par un jeune officier, âgé d'à peine une trentaine d'années, inconnu jusqu'alors, le colonel Houari Boumediène, de son vrai nom Mohamed Brahim Boukherrouba. Un pari redoutable parce qu'il ne n'agissait pas seulement d'influencer le pouvoir en apportant d'entrée de jeu un soutien ferme à un civil, Ben Bella, mais de l'assumer effectivement, à partir du 19 juin 1965, avec un objectif tracé dans une proclamation diffusée le même jour en guise de constitution provisoire: instaurer un ordre nouveau qui réaffirmait les principes du programme de Tripoli et prétendait édicter une conduite, des habitudes de vie, une morale et des normes juridiques. Cela soulevait des problèmes pratiques considérables dans tous les domaines, alors que le pays était dépourvu d'institutions, affaibli par le départ massif des cadres et techniciens français qui en assuraient le fonctionnement et épuisé par la guerre. De plus, une distance énorme séparait, dans les esprits, les représentations de base originelles et les représentations de base modernes, la société coutumière et la société moderniste, la société pré-industrielle et la société industrielle, la pratique autoritaire du pouvoir et son exercice démocratique, un monde de archs, douars et tribus quasiment fermé et un monde porté à l'ouverture. En somme, c'est la longue distance entre le sous-développement et le développement que le pays devait parcourir à partir de la ligne de départ fixée par l'histoire au 3 juillet 1962. C'est, du même coup, une course d'obstacles qui demande du temps, de l'endurance, du sérieux, de la rationalité, de la continuité et de la discipline au sein d'un État et d'une société à structurer à tous les échelons. Voilà, en tout cas, ce que les générations actuelles doivent garder à l'esprit et dans quelles circonstances l'armée est entrée dans l'histoire politique de l'Algérie indépendante. Cette armée s'est constituée à la faveur de la guerre d'Indépendance. Issue des milieux populaires, elle se voyait comme le fer de lance d'une Révolution qui n'arrêterait pas son cours à l'Indépendance, mais qui poursuivrait sa marche jusqu'à la victoire sur le sous-développement et à la transformation radicale des rapports au sein de la société. Comme il l'exprimera à maintes reprises, Boumediene n'imaginait pas une telle armée en marge de la société ni que le soldat puisse s'isoler du peuple dont il était issu. D'ailleurs, la Charte nationale de 1976 ira même jusqu'à donner un fondement théorique à cette conception des choses en mentionnant que «dans les pays du Tiers-monde, il ne saurait y avoir de révolution sans une armée acquise à la Révolution». Et cette charte a été approuvée massivement par référendum le 27 juin 1976, après un large débat populaire qui dura plusieurs jours, entre le 5 et le 20 mai.
Quoi qu'il en soit, telle est la réalité des choses de l'histoire qu'il est impossible de dissimuler dans l'Algérie d'aujourd'hui, malgré la montée en cadence des opinions et des intérêts portés à caricaturer les faits jusqu'à la déraison. Car, l'histoire nous apprend précisément que partout dans le monde, c'est toujours la force assortie d'une politique volontariste qui, au début, a permis de bâtir un État centralisé et de poser les bases d'un système économique. Notre pays n'échappe pas à cette règle universelle. Aussi, en peu d'années, l'armée imprima-t-elle à une Algérie où tout était à faire en 1962, la marque de l'autorité, de la règle, du défrichement et de l'esprit pionnier. Elle révéla aux «damnés de la terre» (Fanon, 1961), les tâches urgentes qui les attendaient dans tous les domaines, tout en consolidant son organisation et son prestige à un point tel qu'aucune autre organisation ni aucun autre corps social ne s'est hasardé à lui ravir la prééminence ni à décrédibiliser sérieusement le rôle politique que les circonstances l'ont amenée à jouer. Ceci n'a rien d'un éloge à caractère militariste ou césariste. Ce n'est pas dire non plus qu'il doit en être continuellement ainsi, ni que 60 ans après son Indépendance, l'Algérie est incapable d'instaurer, enfin, un régime démocratique selon les principes et règles universellement admis en la matière. Ce n'est pas passer évidemment sous silence les déviations, la forfaiture, l'incompétence ou les dépassements dont ont pu se rendre coupables certains éléments de l'institution militaire dans l'accomplissement de leur mission en général ou dans le maniement des hommes placés sous leur commandement en particulier. Cela signifie, tout simplement, qu'il n'y a pas d'utilité à prendre des raccourcis avec l'histoire où rien n'est absolu et où il faut sans cesse replacer les faits dans un contexte. Faute de quoi, les nouvelles générations sont exposées à s'engager sur de fausses pistes. Ceci est d'autant plus important, pour les jeunes de 2021, qu'ils ne savent peut-être pas, que l'État algérien, apparu dans les années 1960 et 1970, avait suscité l'admiration et l'intérêt des chercheurs dans les plus grandes universités du monde en raison des réalisations accomplies en un cours laps de temps. L'impasse faite aujour-d'hui par certains courants d'opinion sur les réalisations incontestables qui sont à mettre au crédit de toute la nation, est le fruit d'une ambiance fébrile où la passion tend à prévaloir sur la raison. Peu soucieux de procéder à un diagnostic stratégique à même d'éclairer objectivement l'opinion, et pressés d'en découdre avec le système post-colonial, ces courants reportent la réflexion sur les doctrines qui confèrent aux formations partisanes la qualité de véritables panacées, même en temps de crise aiguë. Pourtant, l'histoire du Mouvement national, par exemple, nous apprend qu'avant 1954, l'action des partis a débouché sur une impasse parce qu'ils s'étaient absorbés dans une activité politicienne qui les détourna de l'essentiel, à savoir le déclenchement de la lutte de libération.
De même, en 1962, la société algérienne, qui était désorganisée et majoritairement analphabète, ne possédait pas une notion claire de l'État et du pouvoir ni des modes de gestion des conflits par le droit positif, c'est-à-dire en dehors des usages coutumiers. Tout cela était à inventer, non pas par la référence abstraite à la société en général ou bien à n'importe quelle société, mais à la société réelle, c'est-à-dire, en l'occurrence, ladite société algérienne. C'est à elle que l'action devait être dédiée. C'est vers elle que les énergies devaient être tendues. C'est avec elle qu'il fallait oeuvrer à faire un peuple et à consolider une nation à l'aide d'éléments communs: un territoire, une culture, une histoire, une mémoire, des aspirations, la conviction d'un destin commun, le sentiment d'égalité et le regard fixé sur le futur. C'est là, en tout cas, l'idéal autour duquel les gouvernants de l'Algérie indépendante, qu'ils soient des hommes politiques ou des hauts fonctionnaires, avaient tenté de diriger les efforts. Certains d'entre-eux s'y sont appliqués selon une vision sur le temps long, avec abnégation et conviction, sans perdre de vue les circonstances internes et externes. D'autres se sont révélés hésitants ou inaptes, soit à mener des réformes jusqu'au bout, soit à tirer leur épingle du jeu des clans dont la lutte a constamment fait rage dans les rouages du système. D'autres encore, manquant de volonté ou usés par le pouvoir, ont fini par abandonner son exercice à leur entourage.
D'autres enfin, ayant manqué d'expérience politique et administrative, n'ont pas été en mesure de prendre du recul et de maîtriser les choses étatiques. Il y a eu, bien entendu, parmi ces gouvernants de bons stratèges, de vrais serviteurs de l'État et de bons gestionnaires qui tentèrent de faire avancer les choses. Mais délaissés ou contrariés à certains moments par leur hiérarchie, ils n'ont pas pu concrétiser leurs idées. Quoi qu'il en soit, à ces lacunes d'ordre structurel, sont venues se greffer des pratiques nocives et des crises successives, plus ou moins graves, qui ont ponctué régulièrement le parcours de l'Algérie post-coloniale dans le courant des années 1960,1980,1990 et 2000.
En 2021, plus d'un demi-siècle se sera écoulé depuis le départ des étrangers et le déclenchement par l'armée du processus d'édification du premier État national de l'histoire de l'Algérie. C'est sans doute un temps trop court à l'échelle historique pour dresser un bilan. Mais globalement, les Algériens peuvent s'enorgueillir de leurs réalisations malgré des ratages incontestables dans beaucoup de domaines. L'Algérie actuelle n'est pas celle de 1962. Un État s'est établi avec des institutions. Des bases pour l'économie ont été posées. Une vie politique a pris forme. La démographie, l'urbanisation, la scolarisation, la modernisation... ont progressé à un rythme inédit, induisant des recompositions, des comportements et un esprit nouveaux. Bref, tout porte à accréditer l'idée, répandue ici et là, qu'après avoir ainsi contribué largement au mûrissement du pays depuis qu'elle a été projetée sur le devant de la scène dans l'immédiat après-guerre, l'armée devrait à présent réintégrer ses casernes et laisser, pour ainsi dire, la société voler de ses propres ailes. Or, celle-ci est-elle réellement prête à assurer le développement de la politique et des rapports sociaux dans un sens démocratique? Possède-t-elle une large et cohérente structuration démocratique des forces vives arborant leur programme respectif au lieu de se limiter à des querelles fractionnelles qui contrarient tout effort tendant à édifier un État évolué? Qu'en est-il précisément dans les faits? Dans les faits, force est de constater qu'on n'en n'est pas encore là. Et que la société a encore à cultiver sa force et à s'aguerrir davantage pour former un peuple soudé par des facteurs culturels au sens large, c'est-à-dire une communauté nationale structurée et consciente d'elle-même (aspect étudié par Leininger et Ferland; 2002,2006). Aussi, paraît-il tout à fait périlleux, à un moment où cette société traverse une crise d'une gravité certaine, qu'elle se déleste d'un outil aussi déterminant pour la pérennité de l'État. De plus, les transformations quantitatives et qualitatives intervenues depuis bientôt six décennies ont charrié des phénomènes contrariants et des situations très fâcheuses. Sans remonter aux décennies précédentes, on se limitera à relever la fièvre politique et sociale enregistrée depuis février 2019.
Depuis cette date, contestations et revendications se succèdent sous la pression des besoins sociaux, ainsi que des idées et opinions politiques répandues à grande échelle sur les réseaux sociaux, dans un contexte mondial et régional peu rassurant. Une ambiance lourde s'est ainsi installée, caractérisée par la détresse des élites, l'angoisse des citoyens, une panne du collectif, une aridité manifeste de la volonté créatrice et une incapacité de maintes administrations et entreprises publiques à s'acquitter convenablement de leurs devoirs envers les usagers. Il en résulte un trouble croissant des valeurs fondatrices de l'État algérien et une défiance avérée à l'égard de tout ce qui est étatique. Cette défiance est surtout le fait des nouvelles générations, majoritaires dans la société. Elle n'épargne ni les institutions civiles ni l'institution militaire à laquelle certains courants d'opinion n'hésitent pas à imputer carrément la responsabilité de la déliquescence d'un État dont elle a, pourtant, été un maître d'oeuvre efficace dès les premières années de l'indépendance. Évoquer cette ambiance n'a pas pour but de critiquer ou de diaboliser qui que ce soit, ni d'en rajouter ou d'assombrir davantage le tableau. C'est tout simplement la réalité quotidienne qui interpelle tout citoyen engagé et convaincu de la nécessité d'une riposte pour circonscrire les risques réels de naufrage de l'État. Cette riposte concerne l'ensemble des forces vives de la société quel que soit leur statut, parce qu'une situation de dérèglement général s'est installée où ledit État sent le terrain lui échapper.
Ces forces ont d'abord à repérer les traquenards dans lesquels peuvent tomber beaucoup de jeunes Algériens qui ignorent, sans doute, les véritables conditions de passage de leur pays à l'Indépendance. Il en est ainsi de l'inclination à croire l'idée simpliste qu'en 1962, le pays s'était engagé sur une fausse route, au bout de laquelle il n'y a qu'une impasse. Et que, implicitement, il aurait fallu laisser les partis s'adonner à leur jeu favori comme avant 1954, au temps de la IVe république dont dépendait alors l'Algérie. Il en est également ainsi de la diabolisation systématique de l'institution militaire qui est confondue, sans nuance, avec la minorité de ses membres qui ne s'est pas montrée digne des pères fondateurs de l'ALN puis l'ANP. Il en est aussi de même de la crispation identitaire d'un groupe d'Algériens qui est allé jusqu'à créer un mouvement prônant non seulement le démantèlement de l'Algérie, mais la mise de la Kabylie sous l'influence de l'ancienne puissance coloniale, ainsi que d'Israël. Sur chacun de ces points, il ne s'agit pas ici de juger ou de dénier à quiconque le droit d'émettre des opinions ou bien d'exprimer des convictions. Il s'agit juste, en ces temps difficiles où règne la confusion et où fleurissent les manipulations, de répondre à un souci de pédagogie, en rappelant aux jeunes générations que la marche des sociétés est un processus complexe auquel l'enthousiasme ne suffit pas, parce qu'il nécessite d'être appréhendé dans sa réalité multiple, loin des polémiques stériles, et pas uniquement du seul point de vue à la mode, en l'occurrence celui des occidentaux sur les anciens pays à parti unique.
Non pas que tout est suspect dans l'approche occidentale de ce début du XXIe siècle, mais parce que, à côté de cet Occident riche de ses apports à la civilisation, il y a aujourd'hui d'autres mondes qui montent en puissance et dont les expériences, adossées à leurs propres réalités et tempéraments nationaux, ne sont pas à négliger. En d'autres termes, il n'y a pas de modèle unique ni de recette toute faite qu'il suffirait juste de copier pour guérir une société de ses maux. Tout est relatif, et la solution n'est pas dans la forme des institutions. Elle est dans le fond, c'est-à-dire dans la volonté politique, l'efficacité opérationnelle, l'ordre et la rigueur, ainsi que les qualités sociales qui font la République démocratique avec des citoyens attachés au «vivre ensemble» et des gouvernants sages, économes, intègres, travailleurs et pleins de respect pour les droits et aspirations des individus.

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