Ahmed Kateb, chercheur en sciences politiques et relations internationales, à L’Expression
«Le soft power algérien est l’affaire de tous»
L'Inde, la Turquie, le Qatar, la Russie et la Chine sont en train de casser le monopole de l'Occident en matière de visibilité à l'échelle du monde. Tous ces pays ont investi dans leur culture et ont su l'exporter. L'Algérie regorge de talents et de génie. La preuve est faite au quotidien sur les réseaux sociaux. Mais cela suffit-il pour parler de soft power algérien? Dans l'entretien qu'il nous a accordé, Ahmed Kateb, chercheur en sciences politiques et relations internationales, nous en explique les tenants et les aboutissants.
L'Expression: Qui a inventé l'expression soft power et quelles ont été les circonstances qui ont présidé à l'apparition de ce concept sur la scène géopolitique mondiale?
Ahmed Kateb: Pour répondre directement à votre question, il faut savoir que le soft power est plus un concept qu'une simple expression en vogue depuis quelques décennies. Il a été conceptualisé par le politologue américain Joseph S. Nye, plusieurs fois responsable sous les administrations démocrates de Jimmy Carter et de Bill Clinton, qui a cherché à comprendre le changement dans la nature de la puissance américaine au sortir de la Guerre froide. Selon Nye, la puissance est la capacité à développer une réelle influence sur les autres en les amenant à agir selon son propre intérêt. Cette puissance (power) se distingue en deux modèles: la puissance dure, hard power, utilise des méthodes radicales basées sur la coercition et la corruption. La puissance douce, soft power, utilise quant à elle, la persuasion et la séduction afin de convaincre.
Ce concept de soft power, est apparu donc à la fin de la Guerre froide entre les deux blocs, et était une tentative de théorisation de ce qu'allait être la nature de la puissance américaine après la «victoire» des Etats-Unis face à l'Urss. C'était l'époque où un autre politologue américain popularisait l'idée de la fin de l'histoire, une sorte de proclamation unilatérale de la victoire du «libéralisme démocratique» sur le «communisme totalitaire».
Ainsi, les Etats-Unis étaient censés influencer tant leurs adversaires que leurs alliés en les orientant en leur faveur par le biais de la diplomatie, les aides économiques, la coopération institutionnelle, l'attractivité culturelle et symbolique, le rayonnement des valeurs démocratiques et libérales, en quelques mots, l'American way of life.
Très populaire, ce concept a été utilisé par de nombreux États car il leur permettait d'atteindre des buts d'influence et de puissance sans avoir recours à la force physique et coercitive, ni engager des dépenses militaires astronomiques. Un festival, un film, une tournée promotionnelle, un match de football suffisaient à bonifier l'image de tel ou tel État.
Et pour être complet, il ne faut pas oublier un autre concept en relation avec le hard et soft power, le smart power, la puissance intelligente qui est un mix entre les puissances dure et douce, un savant dosage entre les deux.
Quelle définition donneriez-vous au soft power, tel qu'il est pratiqué actuellement à travers le monde?
Le soft power tel qu'il est pratiqué à travers le monde est une diplomatie d'influence qui utilise tous les moyens possibles afin d'atteindre le but escompté: rayonner et persuader les autres pays à suivre son exemple et son modèle. Production cinématographique (films et séries), production musicale, gastronomie, compétitions sportives, médias, conférences multilatérales, coopération économique et commerciale, dons, toutes ces ressources sont mobilisées afin d'arriver à cette fin.
Pensez-vous que les autorités politiques du pays ont pris conscience de l'importance du soft power dans son déploiement diplomatique dans la région et dans le monde?
La diplomatie algérienne a toujours été une diplomatie de conviction, donc de persuasion et de principes, c'était déjà un soft power avant l'heure. Sinon, comment expliquer cet engagement sans faille en faveur des causes justes, la mobilisation de toutes les ressources pour convaincre ses partenaires internationaux du bien-fondé de sa démarche et de sa politique? Cependant, le soft power ne signifie nullement l'observation d'un certain nombre de normes et de principes sans une implication directe à travers des actions quantifiables. Pour que l'Algérie puisse rayonner dans son environnement régional (Maghreb, Afrique, Monde arabe, Euro-Méditerranée), une plus grande mobilisation des ressources serait souhaitable. Il est vrai que l'image du pays à l'international s'est considérablement améliorée à la faveur de l'organisation de plusieurs manifestations culturelles ici en Algérie comme à l'étranger, mais cela demeure insuffisant pour propulser le pays en dehors de ses frontières. Une politique publique de production cinématographique, livresque, musicale, symbolique, touristique peut être mise sur pied afin de matérialiser un soft power algérien, support indispensable à l'action diplomatique.
Nous constatons depuis quelques mois un regain exceptionnel de l'image de l'Algérie dans le monde. Cela a débuté avec les Jeux méditerranéens d'Oran et se poursuit jusqu'à aujourd'hui. Les jeunes Algériens en sont les principaux acteurs. Quel regard portez-vous sur cette dynamique?
Effectivement, la jeunesse algérienne offre un spectacle des plus respectables et des plus positifs qui s'inscrit indéniablement dans la logique du soft power. Les Jeux méditerranéens d'Oran et le CHAN sont des exemples probants de ce boom de l'image de l'Algérie: la générosité et l'hospitalité du peuple algérien a permis de casser ce stéréotype véhiculé par les ennemis de l'Algérie dans leur guerre de 4e génération qui favorise l'algéro-pessimisme plutôt que de générer l'algéro-optimisme. L'utilisation des plates-formes numériques à l'instar de YouTube ou des réseaux sociaux tel Instagram, Facebook et récemment Tiktok par la jeunesse algérienne ont boosté d'une manière spectaculaire l'image du pays à telle enseigne que l'Algérie est désormais une destination prisée par les touristes européens, arabes et américains. C'est une dynamique très intéressante qui gagnerait à être consolidée pour des résultats encore plus probants.
Il est clair que les services de l'État ne contribuent pas directement à l'alimentation des réseaux sociaux d'images positives sur le pays. Pensez-vous que cette posture est la meilleure ou y a-t-il un déficit qu'il va falloir combler?
La véritable problématique est liée à la production de contenu. Qui doit produire quoi? Est-ce exclusivement l'apanage des institutions officielles ou bien cette production doit être également réalisée par d'autres producteurs de contenu (médias, pages de groupes sur les réseaux sociaux, influenceurs, etc.)? Les deux à la fois. Il y a une complémentarité entre l'action des institutions via un schéma de communication institutionnelle et celle des autres producteurs de contenu qui viennent en appoint pour soutenir, en finalité, cette idée d'algéro-optimisme, donc de soft power algérien. La modernisation des codes de langage, la sophistication de l'offre et l'adoption de standards internationaux, compréhensibles chez un récepteur étranger, sont peut-être le déficit à combler pour une communication plus pertinente, plus percutante et plus visible. Sinon comment voulez-vous être persuasif avec un pouvoir de séduction sur les peuples et les États?
Le soft power ne se limite pas aux réseaux sociaux. Le cinéma, la chanson, la télévision sont des vecteurs essentiels. Si dans la chanson, il semble que ça fonctionne très bien, pour les médias lourds, c'est plutôt la sécheresse. Quel devrait être, selon-vous, le rôle de l'État pour compléter le tableau du soft power algérien?
Je relativiserai votre propos dans la question. Il y a un grand travail à faire en termes de production cinématographique, pour rappel, le président Tebboune avait mis l'accent sur la nécessité de redynamiser le secteur du cinéma algérien qui avait pourtant son âge d'or avec des productions de standard international et qui ont permis à l'Algérie d'entrer de plain- pied dans le très select club des pays dont les productions ont été primés (Oscar pour le film Z en 1969, et la Palme d'or du Festival de Cannes en 1975 pour Chronique des années de braise). C'est dire qu'on a perdu beaucoup de terrain. La nouvelle génération de cinéastes et d'acteurs méritent d'avoir leur chance et surtout de porter le soft power algérien au firmament.
Pour revenir à votre question, une vision claire ainsi qu'une stratégie bien établie à court, moyen et long terme sont les fondements d'un soft power efficace et efficient. L'Inde rayonne notamment grâce à Bollywood, la Turquie via ses séries télévisées, la Syrie avait réussi avant 2011 le pari de déclasser la production égyptienne, historiquement dominante dans le Monde arabe. Le Qatar est devenu un État agissant grâce à la chaîne Al Jazeera. La Russie et la Chine sont en train de casser le monopole des médias mainstream en lançant leurs propres groupes médiatiques RT et Cgtn qui s'adossent sur une dizaine de langues de travail. Ce sont des outils extraordinaires d'influence et de puissance. Qu'est-ce qui empêche la création de synergies afin de créer les outils nécessaires pour booster le soft power de notre pays? Nous sommes dans un monde qui n'accepte pas les approximations, encore moins les faiblesses. L'Algérie aspire à rejoindre le groupe des Brics, ces pays sont dans une logique de puissance économique, militaire, mais aussi symbolique. Nous sommes obligés de nous projeter du moins symboliquement dans notre zone d'influence et de peser sur la géopolitique de la région euro-Méditerranée- Maghreb-Sahel. Nous pouvons en tant qu'Algériens agir avec une offre économique et énergétique, ce qu'on fait actuellement avec l'Italie et la France, mais aussi avec une offre culturelle et cultuelle en direction de nos voisins du Maghreb et du Sahel. Pour consolider tout ça, il faut bien évidemment un plan de communication imparable et une stratégie communicationnelle moderne, proactive et dynamique qui sache s'adapter aux changements et aléas d'un monde de plus en plus complexe où celui qui ne s'affirme pas disparaît.