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Extrait d'une lettre inédite de décembre 1955, à propos de la politique française en Algérie

Quand Jean Amrouche apostrophait Mauriac

Le texte qui suit est un article de Jean El Mouhoub Amrouche (1906 -1962), homme de lettres, journaliste et militant. Tassadit Yacine dans sa conférence au colloque sur les oppositions... sur l'humanisme politique de Germaine Tillion avait prévu de lire des extraits de ce texte pour montrer les deux formes d'humanisme: l'une pour une Algérie française (en 1957) et l'autre plaidant pour une Algérie indépendante en 1955!
Dans cette longue lettre inédite à François Mauriac, il pose les conditions que les Algériens ne devraient plus accepter sur leur propre terre. Cette lutte d'Amrouche va se poursuivre jusqu'aux accords d'Evian dont il a été un des artisans. Auparavant il a écrit dans El Moudjahid et dans toute la grande presse française comme Le Monde, Démocratie 60,
La Nef etc.. N'oublions pas qu'il a également servi de médiateur entre le FLN et le général de Gaulle. Ses articles et ses interventions n'ont pas servi sa carrière. Il a même été expulsé de France par Michel Debré. Malgré cet engagement sans faille Amrouche n'a pas bénéficié de l'intérêt qu'il méritait.

(....) J'ai suivi de très près L'Express. J'ai lu les articles de Camus et de Jean Daniel. Je suis allé au congrès radical de Wagram, où j'ai écouté très attentivement l'exposé de P.M.F, et surtout la partie de la «plate-forme» consacrée à l'Algérie. J'ai lu aussi le bref éditorial de P.M.F., paru il y a dix jours, sur le même sujet.
Le moins que je puisse dire c'est que L'Express et P.M.F. ont mis du temps à découvrir la gravité de la situation. Il n'est pas nécessaire d'exposer ici les raisons psychologiques et politiques qui expliquent, notamment l'extraordinaire faiblesse de l'éditorial de P.M.F. (10/12/55) où ce dernier résume ce qu'on appelle le plan Soustelle, et paraît croire encore à ses vertus.
La solidarité, très louable sur le plan moral, qui lie Camus aux Français d'Algérie, l'inclinait à un certain optimisme, d'ailleurs partagé il y a peu par Jean Daniel. Camus et Jean Daniel pensaient, et pensent peut-être encore qu'il y a, parmi les Français d'Algérie, de vrais libéraux, des hommes de gauche, en assez grand nombre pour qu'on puisse s'appuyer sur eux, et avec leur participation agissante, résoudre le problème algérien. Camus n'a même pas craint d'écrire en octobre dernier, un article où il accusait les Français de France de porter les responsabilités les plus lourdes.
Aujourd'hui, on se propose, pour des raisons dont la campagne électorale n'est pas exclue, de dénoncer surtout la carence de l'actuel président du Conseil. C'est de bonne guerre. Je n'ai pas à prendre la défense d'Edgar Faure. Mais je ne crois pas qu'il soit honnête, loyal, et efficace de travestir la vérité. Je crois qu'il faut découvrir toute la vérité, et clouer au pilori tous les responsables, tous ceux qui ont péché par légèreté, ignorance, aveuglement et crédulité.

Circonstance aggravante
L'erreur de base, l'erreur criminelle, François Mitterrand et P.M.F. (Pierre Mendes France) lui-même, quand il était au pouvoir, l'ont commise. Jacques Soustelle aussi, avec cette circonstance aggravante qu'il a pu tromper - de bonne foi certes - les gouvernements qu'il représente. Cette erreur tient tout entière dans une affirmation contraire à la réalité des faits: l'Algérie, c'est la France. Tous les responsables de la conduite des affaires publiques ont soutenu qu'il n'y avait pas de problème politique, mais uniquement un problème économique et social en Algérie. Il y a des degrés dans l'incompétence ou dans l'ignorance, il n'y en a pas dans l'aveuglement. Et quant au fond du problème, je tiens que P.M.F. fut aussi aveugle que les autres, plus aveugle même qu'Edgar Faure. Bourgès- Maunoury n'a fait que prendre la suite de Mitterrand, en plus obstiné, en plus obtus, il est vrai.
Mais il faut rétablir la chaîne historique des responsabilités, et en quelque sorte une hiérarchie.
En 1943, De Gaulle, seul, a vu clair. Il avait résolu, seul, contre l'avis de tout le gouvernement d'Alger, à l'exception du général Catroux, le problème politique dans son principe: l'accession de tous les musulmans d'Algérie à la citoyenneté française.
Mais les Français d'Algérie se sont opposés à l'application du principe.
Ce sont eux, les Français d'Algérie, en corps et en détail, qui ont empêché l'Algérie de devenir française, qui se sont toujours opposés à l'application des lois françaises en Algérie. Ils n'ont paru céder, si peu, sur les principes, que dans la mesure où ils étaient assurés d'en interdire l'application.
Et je ne parle pas des féodaux. Je parle de 99% au moins des Français d'Algérie, les plus racistes, les plus férocement attachés à leurs privilèges, étant en Algérie comme dans tous les pays colonisés les «petits blancs». Car, toujours le réflexe raciste l'emporte sur le sentiment de solidarité de classe.
Paradoxalement, on pouvait plus aisément s'entendre avec Duroux, Borgeaud, Abbo et Cie qu'avec la masse des petits fonctionnaires, ouvriers, artisans ou petits colons.
Il faut donc poser d'abord que les Français d'Algérie, dans leur immense majorité, quelles que puissent être leurs vertus privées, sont, face aux indigènes, de purs fascistes. Ils n'ont pas changé. On ne change pas en si peu de temps. Cela il faut l'admettre, et il faudrait, en ayant pris conscience, avoir le courage de le dire au peuple français. Marcel Edmond Naegden, Alsacien, il ne faut pas l'oublier, et socialiste en peau de colon, a été le fossoyeur de l'Algérie française. Le truquage des élections a jeté les Algériens dans le désespoir et dans la conviction que jamais la France ne serait en état de tenir ses promesses, que jamais Paris ne parviendrait à imposer la volonté de la France, la loi française aux Français d'Algérie.
Léonard a pris la suite. Soustelle, celle de Léonard. On avait fondé quelques espoirs sur Soustelle. En fait, à peine installé à Alger, il a embrassé le parti des colons. Oh! Il a d'abord résisté. Mais la marée était trop forte. Il a accouché d'un plan dérisoire. Il l'a imposé, d'accord avec Bourgès Maunoury à Edgar Faure.
Je dis que c'est un plan dérisoire, parce qu'il n'était pas fondé sur une claire conscience de la nature du problème, et de ses composantes fondamentales. Le gouverneur général est en réalité l'inspirateur de la politique du gouvernement, et la source des informations sur lesquelles ce dernier prend des décisions.
Or, Soustelle a refusé de comprendre la signification et la portée de l'insurrection algérienne, sous toutes ses formes.
Il a refusé de comprendre qu'il s'agissait, et qu'il s'agit d'une insurrection nationale. Pour qu'on le comprenne, il a fallu l'envoi du contingent et le rappel des disponibles; il a fallu subir l'affront de la révolte des 61, y compris ces belles figures de domestiques stipendiés qui ont pour nom Abdelkader Sayah, Abderrahmane Farès ou Bendjelloul! La peur immonde, et l'espoir de recouvrer ou de conserver des sièges a éveillé en eux la conscience nationale.
Aujourd'hui encore, Soustelle ne songe qu'à réclamer des renforts, à étendre le périmètre des ratissages, l'aire de la responsabilité collective. Et dans son éditorial si éloquent d'aujourd'hui J.J.S.S. ne cite pas son nom! Je ne veux pas accabler un homme. Mais son attitude, la rapidité avec laquelle il s'est laissé contaminer par le mal colonialiste donnent à réfléchir.
Mais que peut-on faire? Le général de Gaulle m'a fait l'honneur de me dire, il y a quelques semaines: «Il n'est pas au pouvoir de ce régime d'apporter la France aux Algériens.» C'est pourtant ce qu'il faut tenter de faire, non en promesses, et par étapes: mais en fait, tout de suite, et complètement.

Il n'y a ni bey ni sultan en Algérie
Il est trop évident que dans le domaine économique et social, on ne peut procéder que par étapes. Mais sur le plan politique, il n'y a que deux solutions: un État algérien, une nationalité algérienne; ou une Algérie française, où s'appliqueront toutes les lois françaises, votées par une Assemblée nationale où tous les Algériens seront représentés à proportion de leur nombre sans aucune distinction de quelque nature que ce soit. Il ne s'agit pas de finasser et de se perdre dans les arguties. On a le choix entre deux risques, également grands. J'ajoute qu'aucun de ces deux choix ne peut être imposé, qu'aucune de ces solutions ne peut être octroyée, qu'il faut songer dès maintenant à organiser un plébiscite, au suffrage universel, femmes comprises, avec un seul collège électoral. Deux questions à poser, avec les commentaires nécessaires pour que l'opinion soit éclairée sur les conséquences du choix: une République algérienne, avec ses propres institutions, puisqu'il n'y a en Algérie ni bey ni sultan.
Une Algérie française, immédiatement intégrée à la République française, sans distinction aucune, entre Mohamed et Bernard.
Tant que la question ne sera pas posée dans ces termes, tant que le problème politique n'aura pas été abordé de front et résolu sans équivoque, il sera vain de tirer des plans sur la comète.
J'écris aussi naïvement et aussi froidement que je puis - pour tâcher d'être clair - sur des matières qui, plus qu'à quiconque, me tiennent à coeur. C'est en désespoir de cause, que j'en suis venu à considérer que le problème algérien ne peut être résolu que contre les Français d'Algérie, en tenant compte certes, de leur existence, de leur droit à l'existence (non de leurs privilèges et de leurs préjugés), par un accord de base entre les représentants du peuple français et ceux du peuple algérien tout entier.
Comment y parvenir, et d'abord comment arrêter le massacre? Il appartient au gouvernement français de prendre l'initiative et ses responsabilités.
Un appel peut être adressé au peuple algérien, y compris les maquisards, proposant une suspension d'armes, en vue d'établir les conditions propres à permettre l'organisation du plébiscite, dont j'ai parlé plus haut. Cessation de l'état d'urgence, dissolution des camps d'internement.
Autorisation des partis politiques interdits, rétablissement des libertés de circuler, de parler, d'écrire, libération des détenus politiques.
Durant une période de plusieurs mois, l'Assemblée algérienne ayant été préalablement dissoute, l'Assemblée nationale se chargerait de la gestion des affaires algériennes, en déléguant ses pouvoirs à un ministre-résident assisté d'un conseil d'administration provisoire.
Des garanties effectives seraient à offrir aux maquisards. J'imagine bien que ces indications pourront vous paraître enfantines. Elles émanent d'un homme qui ne représente personne. Rien de plus qu'une conscience douloureuse, et qu'une âme écartelée. Mais je témoigne devant vous, cher et illustre ami: la France doit jouer son va-tout en Algérie. Elle a perdu presque tout crédit sur le plan politique; son crédit moral est si gravement compromis qu'elle ne peut plus payer que comptant.
(1) Document appartenant à Pierre Amrouche qu'il en soit vivement remercié pour me l'avoir confié. Une partie de ce texte devait être lu en conclusion de mon intervention sur l'humanisme politique de Germaine Tillion.
(2) Le titre et les inter-titres ne font pas partie de la lettre. Ils sont le fait de la rédaction.

De Quoi j'me Mêle

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