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À travers Rac & Floc

Un peu de Bourdieu et beaucoup de Boudjedra

La violence est l'usage d'une force illicite pour obtenir un bien ou un service concret ou abstrait...

Abdelhamid Zoubir *

Son contraire, la non-violence, honore, quant à elle, les institutions qui codifient l'acquisition ou la prestation d'un bien ou d'un service. Ainsi, voler une voiture à autrui ou contraindre autrui à un faux témoignage est assurément un acte de violence qui fait fi des règles physiques et morales qui créent ces institutions. Tandis qu'acheter une voiture avec son argent et solliciter un témoignage honnête répond à leurs exhortations. Cependant, parce qu'elle peut soit s'infliger à sa victime par une force extérieure ou s'auto-infliger de l'intérieur, la violence peut revêtir des formes physiques et symboliques qui ne correspondent pas toujours à la dialectique sommaire de ce premier discernement. De plus, que ce soit dans l'un ou l'autre cas, elle peut s'exprimer soit de manière consciente, soit de manière inconsciente et, par conséquent, être de gravité plus ou moins accrue, proportionnellement à des valeurs plutôt relatives qu'absolues. Pierre Bourdieu introduit la notion de violence symbolique pour rendre compte de ces contraintes et, plus particulièrement, celles que le groupe dominant impose en récupérant à son profit les devoirs moraux ou religieux qui lient les acteurs sociaux les uns aux autres autour de la loyauté personnelle, de la piété et de l'hospitalité par exemple. Bourdieu s'intéresse aux rapports doctrinaux qui ne sont pas fondés sur des nécessités d'ordre biologique, philosophique, ou simplement qui ne sont pas «objectifs» et qui donc privilégient injustement des groupes d'individus au détriment d'autres. Cette violence est, pour lui, arbitraire et ne devient légitime que parce que le groupe dominant l'inscrit dans des institutions de socialisation que tous doivent accepter et, en particulier, ceux et celles contre lesquels elle s'exerce, et qui en revendiquent le changement activement ou passivement, ouvertement ou dans la clandestinité.

Violence physique/symbolique
Selon Bourdieu, la violence symbolique est donc: «... tout pouvoir qui parvient à imposer des significations comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui les fondent.» Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Droz, 1972, p. 18. La violence physique est plus simple à constater, surtout lorsque, par exemple, l'individu ou le groupe dominant tue ou emprisonne, frappe, brûle, étrangle, mord, blesse ou carrément torture un individu ou les membres d'un autre groupe, ou bien encore en restreint ou en retient la nourriture ou l'attention médicale. Toutefois, malgré l'évidence de ses manifestations, la violence physique requiert, elle aussi, les institutions immatérielles de la violence symbolique, autant que cette dernière lui emprunte ses institutions matérielles. Rachid Boudjedra conjure la dialectique de cette violence et en assiège les recoins symboliques et physiques à travers un carnaval de passions touffues et parfois vulgaires qui en rend l'impact plus proche de la vie quotidienne que l'analyse rationnelle qu'en donne Bourdieu. Tel un mécanicien cherchant la panne dans une mécanique étrangère à son expertise, Boudjedra la qualifie avec une langue française qui ne lui est certes, pas maternelle, mais dont il exorcise si adroitement les démons verbaux que les symptômes et les forces tangibles qui en violentant sa mère patrie deviennent paradoxalement imperméables à tout épithète ou attribut français prétendant en nommer l'horreur. Rac, qui n'est apparemment que les trois premières des six lettres du prénom de Boudjedra, est donc aussi en quelque sorte un porte-parole digne de foi. Il décrit graphiquement les axes complémentaires, concordants et discordants autour desquels gravite la violence.
1. Une violence qui enchevêtre sa force symbolique dans des émois existentiels:
«Elle savait qu'il ne tuerait jamais [...] Elle savait aussi que ces notions de désinvolture et d'inconscience [...] n'était qu'une façon de contourner le mauvais sort [...] et, surtout, cette façon de vivre la vie à l'envers.» La vie à l'endroit, Grasset, Paris, 1997, p. 148.
2. Une violence qui s'inflige et s'auto-inflige en alternance, en réaction à une peur qui vient de l'extérieur et de l'intérieur: «[...] je réalise que depuis que je vis sous la menace de la mort, je suis très bien... avant la peur était en moi, elle venait de l'intérieur, c'est la pire celle-là! [...] la peur extérieure, c'est faisable, c'est gérable!» p.116.
3. Une violence qui oscille toujours, pourtant immuablement, entre les mêmes extrémités morales, conscientes et inconscientes: «Il veut tuer à son tour. Devenir un tueur pervers mais désinvolte. Voilà le mot, se répétait-il: la désinvolture! Un tueur sadique, mais décontracté et hilare. Il se sentait protégé par cette notion d'inconscience qu'il s'entêtait à vouloir expliquer [...]» p. 93.
La force combative que Rac veut organiser contre la menace de mort autour de laquelle orbitent ses délires est assurément un leurre dont il n'est pas entièrement conscient: «Rac voulait en fait créer des groupes armés. Mais il n'osait pas encore se l'avouer clairement.» p. 38. Et malgré les critiques qu'il porte à l'hégémonie du groupe dominant, il en accepte cependant les moyens matériels pour passer à l'action: «[...] la main gauche toujours crispée sur le revolver qui ne le quittait plus depuis qu'il avait obtenu une autorisation de port d'arme [...]» p. 94.

L'endroit et l'envers
D'autre part, même si le goût meurtrier qu'il affabule n'est que symbolique et n'élimine personne physiquement, la violence immatérielle qui en émane tire clairement sa force des institutions matérielles du groupe dominant. Le «port d'arme» obtenu grâce à des amis, atteste de la matérialisation d'une alliance partisane antagonisant les institutions immatérielles d'ennemis qui, eux, éliminent physiquement les personnes et les projets qui s'alignent derrière ce que les «significations qui dissimulent ces rapports de force» définissent comme «la vie à l'endroit.» p. 94. Rac, la moitié que Boudjedra transpose de lui-même par écrit, erre singulièrement de l'un à l'autre camp de cette violence. Il n'arrive pas à comprendre pourquoi ce qu'il appelle «l'endroit» lorsque, par exemple, il déclare que le Coran contient des «Versets de colère [et des] Sourates de haine.» pp. 98-100, ne peut être que «l'envers» de ceux qui y délectent l'eschatologie débauchée de Salman Rushdie et qui, à leur tour, aveuglés par une haine identique, réduisent la conviction religieuse dont il manque à une aussi dégoûtante vindicte. De la même manière, ce ne peut être aussi que «l'envers» de ceux qui préfèrent réconcilier
«l'endroit» et «l'envers» à partir de leur essence commune. Ceux ou celles pour qui, comme pour Flo, le conflit existentiel de «l'endroit» et de «l'envers» est une curieuse division qui ignore leur impérissable concomitance ou leur jonction ontologique. Flo, la concubine de Rac, ou plutôt sa copie androgyne, dont le nom n'est aussi que les trois premières lettres du mot «Floraison,» est une désignation française apparemment antinomique à la racine du mot arabe «دشار », d'où Rac(hid) tire son nom. Toutefois, ce n'est que parce que les deux moitiés de noms sont singulièrement amarrées l'une à l'autre que Flo peut dire que Rac n'exprime qu'une violence «théorique» et que celle-ci l'a «défiguré, dénaturé, déshumanisé,» avant d'ajouter que c'est une «schizophrénie lucide mais dangereuse» p. 147.
C'est, en un mot, le dédoublement psychotique d'un personnage invertissant fâcheusement la pensée, l'action et le contact/contrat social par le truchement duquel Boudjedra sublime son propre «endroit» et son propre «envers» de la violence physique qu'il a eu à constater lors des années 90.
Espérons que ce court et parfois sinueux chemin de Bourdieu vers Boudjedra et de la violence symbolique des institutions matérielles à la violence physique des institutions immatérielles, ou inversement, aura pu montrer pourquoi la violence est une totalité toujours équivoque et toujours préjudiciable pour le bourreau et sa victime.
Qu'elle est aussi réelle dans l'un et l'autre segment. Et que son fractionnement en deux pôles antithétiques n'est qu'une perfide illusion pleine de terrorisantes plateformes, matérielles et immatérielles, qui détourne l'analyse impartiale de la violence qu'en donne notre sociologue et celle, plus prosaïque, qu'en donne notre romancier.

* Réside aujourdhui à Londres. Ancien prof de littérature anglaise à l'université de Bouzaréah (Alger)

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