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Bouira

Rue Mohamed Chahid, entre abondance et prospérité

À cette époque, non assez éloignée encore, quand arrivait le Ramadhan, comme cette année, il y a trois ou quatre denrées qu’on ne voit déjà plus aujourd’hui : le pain sous toutes ses formes, saupoudré d’anis, le pain-gâteau, la zalabia et le petit-lait.

La rue, comme l'ancienne ville, a conservé tout son caractère: étroite et basse Mais parce que basse, même étroite, c'est, à cause de sa déclivité et de sa situation géographique qui l'oriente vers l'est, l'une des plus lumineuses du quartier, que l'on peut qualifier encore de mauresque par rapport au «quartier européen» qui constitue la partie supérieure de la ville.
C'est pourtant, l'une des plus animées et des plus commerçantes. Elle l'est à ce point que les voitures qui y circulent ne le font qu'avec beaucoup de difficultés et non sans beaucoup de précaution. Elle prend naissance à la rue Bouabdallah et s'arrête à la nouvelle place, dite autre fois la place des Huiles.
Si nous avons décidé de nous y intéresser, c'est un peu pour elle-même que pour ce qui s'y vend. Ici, dans cet espace plus étroit encore réservé en principe à la circulation piétonne, chaque centimètre a son importance et exploité avidement. C'est, commercialement, en termes de survie que se pose la question pour nombre de commerçants. Les étals de fruits et de légumes se touchent, en apparence, dans une sorte de convivialité joyeuse et bon enfant, mais au fond, une bataille sourde se livre pour conserver sa place. On y trouve aussi de petits établis de cordonniers ou de petites tables pour vente de tabacs, de persil, d'épinard et mille objets innommables. Parfois, la marchandise est exposée à même le sol, comme pour des articles électroménagers que le contact du sol n'endommage pas.
Plus on descend, plus la foule s'épaissit. On marche sans gêne sur la chaussée. Aux chauffeurs qui s'y aventurent de se frayer un passage comme ils peuvent. Comme d'un accord tacite, le klaxon n'est pas utilisé. La nouveauté, ce matin, c'est la fraise. Fraichement cueillie, elle étonne par sa couleur et sa grosse. Certains commerçants indiquent le lieu d'origine afin de mieux vanter la qualité de leur produit: la fraise de Béjaïa! La fraise de Jijel! La fraise de Tebessa!
Il y a l'orange, il y a la pomme, il y a le citron. En telle abondance qu'on a l'impression de ne voir qu'eux. «Tenez, prenez de la fraise et du citron, conseille un commerçant. Pressez-le tout et vous obtenez un jus très succulent». La recette se popularise.
Pour les légumes, l'éventail est large. Il y a la tomate, la pomme de terre, l'oignon, le concombre, le fenouil, le haricot vert, les courgettes, les petits pois, les artichauts. Parfois le prix fait faire la grimace. Mais on n'est pas obligé d'acheter le haricot vert, quand ce légume fait 400 DA ou les petits pois, quand le kilo est à 270 DA. On n'est pas non plus tenu de prendre la fraise à 450 DA, qu'elle débarque toute fraiche et pimpante de Tebessa, de Jijel ou de Béjaïa, et que l'on soit ou non friand de sa recette. Une orangeade, une citronnade font aussi bien l'affaire, lorsque toute l'affaire se ramène à étancher sa soif en ce mois de mars un peu chaud pour la saison. Avec le prix d'un kilo de fraise, on peut s'offrir quatre kilos d'oranges et même plusieurs, si l'on n'est pas très regardant sur la qualité. On a même des oranges à 6,5 DA. Et c'est aussi bon pour faire du jus d'orange. Il s'agit d'être inventif en matière de cocktail.
Gide s'y serait plu
C'est ce que l'on se dit en regardant les quinconces de pommes, d'oranges. Nous n'avons pas vu de figues. Patience! Elles seront normalement présentes sur les étals dans quelques jours. Le seront également les pastèques et les raisins, les nèfles, les abricots et les pêches, et alors on aura à peu près ce que l'auteur de «Si le grain ne meurt» appelle si poétiquement «Les nourritures terrestres». On se demande même, si, en ayant fait connaissance avec cette rue au caractère si marqué, il ne s'en serait pas servi comme décor pour un roman. « Rue des Olives», par exemple paraîtrait fort beau et fort exotique. Après tout, Steinbeck avait bien écrit «Rue de la sardine». Et c'est un vrai chef -d'oeuvre.
La rue, nous l'avions dit, a son originalité. Les fruits et les légumes y arrivent là comme amenés par des mains invisibles. Et de telles grosseurs et de telles qualités qu'on tombe en arrêt devant chaque étal pour en admirer les formes arrondies et les couleurs chatoyantes. Le jardin des Hespérides ne doit pas en contenir d'aussi beaux ni d'aussi savoureux. On croira que c'est à cause du mois sacré. Pas du tout. La rue Mohamed Chahid (puisque c'est le nom qu'elle porte depuis l'indépendance) est, bien que ce ne soit qu'une rue, aussi achalandée que le marché couvert, près de l'ancienne gare routière. Mais beaucoup plus qu'au temps où ce marché n'existait pas et, où pour faire ses commissions, on y allait avec l'idée qu'on allait trouver ce qu'on n'avait pas trouvé ailleurs. Et c'est qu'il y avait une telle abondance et une telle diversité, qu'on n'avait que l'embarras du choix.
À cette époque, non assez éloignée encore, quand arrivait le Ramadhan, comme cette année, il y a trois ou quatre denrées qu'on ne voit déjà plus aujourd'hui: le pain sous toutes ses formes, saupoudré d'anis, le pain-gâteau, la zalabia et le petit- lait. Le trottoir débordait de tables, de paniers et de huches tout pleins de ces produits. En ce temps, l'ancienne ville était assez attrayante pour attirer en son centre, qui se trouvait être la rue Mohamed Chahid, point de jonction entre la ville, Oued D'hous et Ouled Bouchia, non seulement toute la périphérie, mais toutes les localités voisines. Il y avait alors une telle affluence, une telle rumeur qu'on était abasourdi. Les prix étaient alors si abordables que revenait dans cette formidable rumeur, mais la dominant, cette formule déformée par la méconnaissance de la langue et une élocution vicieuse: «Alfrak! Alfrak!» (Mille francs!Mille francs.!). Un anachronisme économique et culturel étonnant. On continuait chez nous, à parler et à compter en franc, alors qu'il y avait longtemps déjà que l'UE était passée à l'euro!
La rue Mohamed Chahid n'est séparée de la place Ghalia, toujours pleine de monde, que par la rue Bouabdallah. La mosquée Ben Badis et son beau minaret surplombent et la place et la rue commerçante. Ce matin, se profilant dans l'azur bleu, elle a l'air de méditer sur la vanité de ce monde. Qu'en restera-t-il, non dans vingt ans, mais dans cent?
Une artère au pouls rapide
Dans cette rue, tout ce qui y arrive est enlevé rapidement, car tout ce qui y vient est périssable. Le lendemain, de nouveaux arrivages prendront la place laissée vide. De sorte que les gens ont le sentiment, y faisant leur marché, de consommer frais. Curieusement, il n'y a plus de café dans le coin. Le seul qui existait a dû fermer. Les cafés ont leurs clients et les clients leurs habitudes.
Les maisons sont petites et couvertes de tuiles que les années ont couvertes de mousses. Le printemps, et l'automne sont les deux saisons où le commerce qui est prospère est à son apogée. La rue n'a rien pour se protéger contre la pluie et le soleil. Ni arbre ni auvent. Mais est-ce le lieu pour s'arrêter, pour bavarder? Pour ceux qui en ont l'envie, il y a la place, là-bas. Si cette dernière peut être regardée comme le coeur de la ville, la rue, qui y débouche directement (la seule d'ailleurs, et sans l'autre qui la coupe perpendiculairement, on se demande où elle se serait arrêtée) en est l'artère. Artère, assurément, mais qui irrigue ce coeur et ce grand corps qu'est la ville de ce sang neuf, que sont les produits agricoles, si frais, si nourriciers. Aucun endroit en ville comme elle n'évoque le caractère agricole de la wilaya. La campagne n'est pas seulement présente par la terre qu'on emporte, collée à la selle de ses souliers. Elle est surtout manifeste par sa production qui ne cesse d'affluer sous toutes ses formes. La campagne fait vivre la ville et la ville la récompense en lui donnant son argent pour pouvoir vivre et travailler. Ville et campagne se soutiennent mutuellement par une sorte de solidarité indéfectible. Un jour, pourtant, les autorités, excédées par ce commerce qui ne rapportait rien aux caisses de l'Etat, avaient voulu en finir. Les commerçants, pourchassés, ayant fui, certains étals, que leurs propriétaires n'avaient pas eu le temps d'enlever, confisqués, la rue redevint soudain silencieuse. Une tristesse, causée par l'inactivité, s'empara de la rue et gagna toute la ville. Les mêmes autorités qui avaient chassé les commerçants de cette rue, comprenant l'importance de l'enjeu qu'elle incarnait pour l'approvisionnement de la ville et ses environs, fermèrent les yeux, et tout reprit sa place à la grande satisfaction de tous.
Oui, si tout se vendait avec la rapidité de l'éclair sur le trottoir et même au bas du trottoir, que restait-t-il, non pour les commerçants qui ont d'autres produits à offrir que les légumes et fruits, et n'ont, à cet égard, rien à craindre au fond de leurs épiceries d'une concurrence déloyale, mais les autres, les marchands de fruits et légumes, et qui, eux, voient se développer à l'entrée de leurs locaux, une activité de même nature? Question qui ne semble regarder personne, y compris les concernés. La rue qui ne se désemplit pas, ne se vide que le soir. Alors, elle retrouve ce calme et cette paix à laquelle, les riverains doivent aspirer de toute la force de leur âme mise à rude épreuve pendant la journée, par toutes sortes de bruits, de voix sonores, de cris, de rires, une rumeur ininterrompue de fond du commerce.

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